Idées

Jusqu’où sommes-nous prêt.e.s à aller pour survivre?

Posté par Nathanael 3 novembre 2018

A priori, si l’on considère une situation de danger qui nous concerne nous, individuellement – mettons, un danger physique qui nous menace -, il y a de grandes chances que notre cerveau, ce bel outil dont nous sommes si fiers/fières, cette complexe machine à penser, s’éteigne brusquement au profit de réflexes corporels. Sous la menace concrète d’un danger, nous réagissons. Tout cela fonctionne bien, quand le système nerveux n’a que quelques millisecondes de délai entre une décision et son exécution. Lorsque nous parlons de survie à grande échelle, cependant – mettons, à l’échelle de l’espèce -, c’est une autre histoire: il faut déjà se mettre d’accord sur le problème, puis sur la solution.

Et si on compte sur des décisions politiques, voilà qui peut mettre plusieurs décennies! Entre la proposition de loi, la négociation de ses termes concrets, l’application à l’échelle du pays ou du continent … Notons que la directive de l’Union Européenne quant à l’égalité des rémunérations entre les hommes et les femmes date d’il y a 40 ans, et que les françaises gagnaient en 2016 15% de moins que les français – pour les mêmes postes et qualifications!

La question de la survie est de nature relative: les réactions, possibilités et options sont données, et restreintes par la situation. Aussi, quatre siècles plus tôt, c’est une autre idée de la survie que nous avions. A l’époque, nous pensions avoir mis la main sur la différence entre l’homme et l’animal, entre la culture et la nature: “je pense, donc je suis”. Sous-entendu: je pense, donc je suis meilleur (vous vous dites peut-être “mince, le voilà qui a oublié l’écriture inclusive, tout d’un coup? Mais non, non, pas d’erreur.) D’ailleurs, tout le monde ne pense pas ‘aussi bien’ – voir les exclu.e.s de l’époque: les peuples colonisés, les femmes … On parle bien, à l’époque, d’hommes, blancs, européens, cis-genres, héterosexuels. Voilà ceux qui pensent, donc qui sont. D’autres ne pensent même pas du tout, comme les animaux, ou les plantes. Voilà les prémisses de siècles d’exploitation des femmes, des colonies, et de la nature – tout ça dans le but d’achever la Transcendance. “Je pense, donc je suis”, donc je peux me réaliser, me développer, et pour ce faire utiliser toutes les ressources à ma disposition – tant qu’il s’agit de celleux qui pensent moins bien que moi, voire pas du tout. Rock’n’Roll.

Quelque siècles plus tard, cette prémisse a permis l’établissement à échelle mondiale de nos sociétés post-industrielles, basées sur un capitalisme exacerbé – mine de rien, un système qui repose encore aujourd’hui sur le même type de hiérarchie, transposé à plus grande échelle. Notre industrie de la mode et du textile exploite les pays de l’Asie centrale, notre industrie automobile exploite le pétrole du Moyen-Orient, notre industrie alimentaire exploite le monde animal, notre industrie technologique exploite les mines africaines, excavées pour certaines par des enfants.

De plus, ce système est auto-réplicateur: les pays sont comparés et jugés selon leur capacités à assujettir la nature pour se développer. Ils sont donc amenés à se considérer comme moins importants s’ils ne remplissent pas les critères établis par les sociétés post-industrielles. La preuve: on les appelle “en voie d’industrialisation”, et on continue d’exploiter leur main d’oeuvre à des prix inacceptables pour nos sociétés occidentales. Seulement, si de plus en plus de pays se mesurent aux normes exploitatrices du capitalisme, le point de vue de la nature comme ressource disponible, prête à être utilisé à n’importe quelle fin se répand – ce qui a pour conséquence l’épuisement exponentiel de ressources naturelles, signalé par le Jour du Dépassement.

Dans un tel contexte, un acte qu’on pourrait croire aussi banal que la reproduction prend une toute autre signification. En effet, l’accroissement de la population à l’échelle mondiale induit la demande constante de produits pour subvenir à toutes sortes de besoins – soit une spirale infernale au regard de notre mode de vie actuel. Jusqu’où serions-nous prêt à aller pour survivre – voilà une question de modalité, d’identité.

D’ailleurs, la survie est une question d’identité – ou plutôt l’identité est une question de vie ou de mort! C’est une question de reconnaissance, ou de méconnaissance, même au niveau primaire, celui de l’acceptation sociale, de l’appartenance au groupe. La cohérence du groupe, l’interdépendance de ses membres, voilà une caractéristique de l’homo sapiens sapiens qui se préoccupe presque exclusivement de survie – et d’identité. Si je ne fais pas partie du groupe, je peux mourir; si je suis différent.e du groupe, le groupe est méfiant, puisqu’il se peut que je déclenche une catastrophe – et pour cause! S’il est impossible à nos chercheur.se.s, dans leurs laboratoires hypersophistiqués, de prétendre découvrir la vérité (une valeur bien positiviste, si vous voulez mon avis), imaginez le trouble il y a quelques millénaires! Pas étonnant qu’on ait eu recours à la superstition…

Une question d’identité, donc. Qui va survivre? Qui souhaitons-nous voir survivre? Notre mode de vie? Notre groupe? Qu’est-ce qui définit (identité) notre groupe? Est-ce une couleur de peau? Une langue commune, une religion? Ou une préférence musicale? Une vision du monde? Une entreprise? Avons-nous une vision globale, ou locale? Préférerions-nous la survie de l’humanité, au prix de notre mode de vie? Au prix de notre histoire, de notre identité?

Le slogan de Donna Haraway, “Making kin, not babies”, prend tout son sens dans ce champ de tension: s’agit-il de se reproduire, afin de perpétuer notre mode de vie, de sacrifier autant que possible pour le voir préserver, pour le voir continuer sous forme de lignée, de parenté biologique? Est-ce un but louable, même s’il implique se battre contre toutes menaces, réelles ou imaginaires, contre tout groupe perçu comme invasif? (Notons ici le parallèle entre le vocabulaire de l’identité et celui de la défense immunitaire, tant d’emprunts au champ lexical et à l’imagerie militaire. Défense, survie, identité, reconnaissance – voici les vrais enjeux: il est question de vie ou de mort, même s’il est question d’une entité sociale ou culturelle.)

Ou vaut-il mieux investir son énergie à établir des connections avec les populations déjà existantes, malgré le risque et la probabilité de changement, d’influences, de modifications? Autant de questions d’une actualité flagrante, alors que l’Europe est confrontée à la crise des migrants, aux difficultés d’intégrer les secondes générations, aux questions d’identités nationales et aux nationalismes montants.

Laisser un commentaire

À lire