Idées

Et si l’invention de l’Etat avait été la pire erreur de notre histoire ?

Posté par Beaumont 19 juillet 2019

Quand le président de l’Assemblée nationale s’accoquine avec les riches et se vautre dans le luxe pendant que les smicards hurlent leur colère sur les ronds points dans tous le pays, quand les plus grands capitalistes du pays multiplient leurs milliards de profits et trouvent en plus le moyen d’échapper à la fiscalité de l’Etat, alors que la majorité des travailleurs peine à se soigner et à vivre décemment, on peut légitimement s’interroger sur la légitimité et l’utilité d’une institution comme l’Etat. Au service de qui au juste l’Etat fonctionne-t-il ?

Et si l’invention de l’Etat avait été la pire erreur de notre histoire ?
C’est ce qu’on ne peut pas s’empêcher de penser à la lecture de l’ouvrage du politiste et historien James C. Scott, Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats, publié en 2017 et tout juste traduit en français aux éditions La Découverte. L’intellectuel anarchiste, qui ne cache pas ses préférences politiques raisonnées, synthétise avec brio les découvertes archéologiques les plus récentes et nous retrace l’histoire de la constitution laborieuse des premières formes d’Etat, environ 3000 ans avant J.-C., en Mésopotamie principalement, avec quelques détours en Egypte et en Chine. Ce faisant, il démolit point par point le grand récit officiel des grands Etats et Empires qui auraient permis à l’humanité d’évoluer du stade des « âges sombres » de la barbarie aux lumières de la civilisation. La thèse défendue est plutôt la suivante : Les premiers Etats ont été les vecteurs de régressions et de malheurs sans précédents, comme les épidémies, l’exploitation, l’impôt et l’esclavage.
Mais je vous propose de parcourir rapidement les 7 chapitres de l’ouvrage comme autant de mythes que les découvertes des archéologues et historiens viennent déconstruire.

1 – L’invention de l’agriculture ne fut pas une révélation suivie avec enthousiasme par toutes les sociétés.

Mais quel rapport entre l’agriculture et l’Etat ? L’un des apports majeurs de la théorie de Scott, c’est le lien entre une certaine forme d’agriculture et l’Etat. L’agriculture a été inventée bien avant les premiers Etats. 10 000 ans avant notre ère, nos ancêtres cultivaient déjà une grande variété de plantes. Sauf que la culture ne fournissait pas la base de leur alimentation. Elle coexistait avec de nombreux autres modes de subsistance, comme la chasse et la cueillette. Contrairement donc au mythe agraire en vigueur, nos ancêtres chasseurs cueilleurs n’ont pas eu un jour une révélation les invitant à tout abandonner pour se mettre à cultiver des champs. Beaucoup d’entre eux savaient depuis des millénaires passer de la culture à la chasse ou à la cueillette, selon les aléas de leur environnement.
Et ce qui est frappant lorsque l’on suit le devenir de l’agriculture dans les sociétés humaines, c’est qu’aucun Etat ne s’est jamais construit dans une société de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs occasionnels. Les premiers Etats se sont tous construits dans des sociétés où la monoculture de céréales était l’activité économique principale. Le blé et l’orge en Mésopotamie, le millet en Chine, le riz en Asie du Sud Est, plus tard le maïs en Amérique centrale. C’est ce modèle de la société agraire, fondée sur la culture d’une céréale, qui est le berceau de l’invention de l’Etat dans plusieurs coins de la planète.

2 – En domestiquant les espèces naturelles, les humains se sont domestiqués et déqualifiés eux-même.

Le second chapitre a d’abord pour objet de définir la domestication au sens large. Il s’agit de l’effort par lequel les sociétés humaines ont façonné leur environnement et contrôlé la production et la reproduction d’autres espèces végétales et animales, mais aussi de l’être humain lui-même. Ici, la thèse n’est pas que c’est l’Etat ou l’agriculture qui ont permis la domestication. Scott montre que les sociétés ont commencé à domestiquer les autres espèces bien plus tôt. Déjà la culture sur brûlis des chasseurs cueilleurs leur permettait de façonner leur environnement et de sélectionner le gibier en l’attirant à l’endroit voulu. Il n’y a donc jamais eu de rupture entre le sauvage et le domestique, mais une multitude de degrés intermédiaires.
Mais lorsque la domestication devient complète, dans une sociétés agraire, que Scott nomme la « domus », on constate une détérioration de certaines qualités des espèces domestiquées – Scott parle de « déqualification massive ». Ainsi, les céréales domestiquées sont moins nutritives et moins résistantes que leurs ancêtres sauvages, car elles ont été sélectionnées sur d’autres critères, comme la praticabilité de la récolte. De même, les animaux domestiqués deviennent moins intelligents (les moutons ont ainsi perdu 24% de la taille de leur cerveau !), ils perdent en réactivité émotionnelle, et conservent à l’âge adulte des comportements juvéniles (il suffit de penser à nos chiens de compagnie…). Surtout, les animaux domestiqués sont en moins bonne santé que leurs cousins sauvages, à cause du confinement et des maladies qu’il favorise. Les archéologues en trouvent des preuves en examinant et en comparant les os des animaux domestiqués et sauvages.
Or, et c’est là une suggestion très intéressante de Scott, on peut opérer un strict parallèle entre le destin des animaux domestiqués et celui des humains. Les humains qui se sont mis à vivre dans des sociétés sédentaires à forte population, ayant domestiqué céréales et bétail, ont aussi vu leurs conditions de vie et leur santé se détériorer, leur intelligence et leur connaissance de leur environnement naturel régresser. Le paysans travaillant toute leur vie dans les champs sont sujets à des troubles musculo-squelettiques et des lésions articulaires qu’on ne retrouve pas chez les chasseurs cueilleurs, dont M. Sahlins avait déjà montré qu’ils travaillaient beaucoup moins que nous. On peut donc dire que la domestication des autres espèces fut aussi une auto-domestication.

3 – Les sociétés agraires ont fait apparaître des maladies dévastatrices que l’humanité ignorait auparavant.

Pourquoi certaines sociétés ont-elles fait le choix de se sédentariser pour développer l’agriculture, si les inconvénients sont si nombreux ? Il y a fort à parier que les premières sociétés sédentaires ont continué pendant longtemps à jouer sur plusieurs modes de subsistance (cueillette, chasse, pastoralisme, culture). Là où l’environnement était riche de multiples espèces végétales et animales consommables, en particulier autour des fleuves, la sédentarité était largement possible, au moins pendant un temps. Mais la chasse régulière et peut-être excessive venant à tarir les ressources en gibier, il a bien fallu trouver des alternatives, et les humains se sont mis à se tourner davantage vers les cultures et la domestication des animaux vers -9600 (c’est la broad spectrum revolution, disent les archéologues), et ont ainsi constitué autour des fleuves des camps de regroupement plurispécifiques (car plusieurs espèces animales y vivent confinées), qui vont être le berceau des premiers Etats.
L’une des découvertes majeures concernant cette sédentarisation, c’est d’abord qu’elle a entrainé d’abord une forte concentration démographique, car les sédentaires font plus d’enfant, là où les nomades limitaient leur fécondité pour ne pas avoir à trimballer trois gosses en même temps ; et ensuite que cette concentration démographique a causé l’apparition de nombreuses maladies infectieuses et d’épidémies funestes. C’est en particulier l’élevage de bétail confiné, la grande quantité d’excréments animaux et humains stagnant et attirant microbes et parasites, et le confinement des humains eux même dans des villes regroupant rapidement plusieurs dizaines de milliers d’individus, c’est tout ce beau mélange qui a permis l’émergence de maladies nouvelles : peste, choléra, variole, rougeole, tuberculose, grippe. On pense par exemple que c’est l’élevage d’oiseaux aquatiques qui a engendré et transmis la grippe aux humains. Si l’on ajoute à cela le fait que la monoculture de céréales offrait un régime beaucoup moins varié et beaucoup plus carencé que celui des chasseurs-cueilleurs, ont en conclut que la mortalité était bien plus élevé au Néolithique, et que la société agraire sédentaire qui s’apprête à inventer l’Etat fut une régression bien plus qu’un progrès.

4 – L’Etat n’est pas le porteur du progrès juridique, social et culturel, mais plutôt l’institution par laquelle une élite prélève un excédent sur le travail de paysans exploités.

Jusque là, la description des premières sociétés agraires avait quelque chose de rousseauiste : les soit disant progrès de la civilisation sont la cause de nos malheurs. L’explication de l’origine de l’Etat lui-même que propose Scott dans le chapitre 4 va nous conduire à l’anarchisme le plus convaincu.
Scott date l’apparition de l’Etat vers -3300, avec la fondation de la cité-Etat sumérienne d’Uruk, en Basse Mésopotamie. Et il définit l’Etat à partir de trois caractéristiques : 1) l’existence de fonctionnaires spécialisés dans le calcul et la collecte de l’impôt. 2) une hiérarchie sociale et une division du travail accrue. 3) une armée et des murailles, qui permettent à la fois de protéger la cité contre l’ennemi extérieur, mais surtout d’empêcher le travailleur contribuable de fuir l’exploitation et l’impôt. Or, on retrouve ces trois aspects dans tous les premiers Etats céréaliers de la Mésopotamie, de la Chine et d’ailleurs.
Pourquoi de telles institutions sont-elles nés dans les sociétés céréalières ? Précisément parce que seules les céréales permettent la collecte d’un impôt. « Je crois que la clé du lien entre l’Etat et les céréales, c’est le fait que seules ces dernières peuvent servir de base à l’impôt, de par leur visibilité, leur divisibilité, leur « évaluabilité », leur « stockabilité », leur transportabilité et leur « rationabilité » » (p.146). En effet, la récolte se fait chaque année à la même période. Le percepteur sait donc quand passer pour prélever un part de la récolte. De plus la finesse du grain permet de mesurer une quantité avec précision. Les premiers systèmes normés de mesure des poids apparaissent comme par hasard à la même époque, non pas par curiosité scientifique, mais parce qu’une élite a besoin de mesurer précisément pour chaque récole la part d’excédent qu’elle peut s’approprier. Les calendriers aussi se mettent en place, en fonction des rythmes des céréales. L’écriture enfin est inventée, non pas pour la poésie et l’histoire, mais pour recenser ; lister les noms, les enfants, les biens de chaque paysan ; enregistrer les dettes, les transactions ; consigner l’impôt récolté, etc. L’écriture administrative et commerciale engendre l’Etat collecteur d’impôt. Et d’ailleurs lorsque les premiers Etats disparurent, leur système d’écriture disparut aussi.
On peut donc en conclure la thèse suivante : si tous les Etats ne sont apparus que dans des sociétés céréalières, c’est parce que l’essence de l’Etat, c’est le prélèvement par une élite de l’excédent produit par les travailleurs sous forme d’impôt, et que seules les cultures de céréales autorisent un contrôle suffisant de la production pour qu’un tel prélèvement puisse être possible. Pour le dire autrement : dès l’origine, l’Etat, c’est le vol.

5 – Le seul moyen pour l’Etat de survivre, c’est le contrôle de la population, le travail forcé et la guerre.

Le cinquième chapitre est captivant pour penser l’économie et les origines du capitalisme. Si l’Etat représente une élite vivant dans le luxe grâce à l’excédent produit par les travailleurs, il lui faut instituer un ensemble de mesures et d’outils pour contraindre les paysans à produire un excédent, au lieu de se limiter à la satisfaction de leurs seuls besoins. Il faut les contraindre à passer d’un mode de production domestique à un mode de production capitaliste. Plusieurs mesures permettent la mise en place du travail forcé.
1) Le contrôle de la population, de ses ressources et de ses activités commerciales permet d’épingler le premier endetté venu et de le contraindre aux corvées pour rembourser ses dettes.
2) L’esclavage, qui existait déjà de façon marginale avant l’invention de l’Etat, est systématisé dans tous les grands Etats de l’Antiquité. Les esclaves sont soit achetés à des marchands d’esclaves, soit se sont des prisonniers de guerre. D’où l’importance de faire la guerre non pour conquérir un territoire de toute façon impossible à administrer, mais surtout pour piller des ressources et en premier lieu les ressources humaines : c’est de la main d’œuvre que les armées partent capturer.
3) Les politiques natalistes. Plus d’enfants = plus de travailleurs. La population était domestiquée tout comme les animaux, car on en contrôlait jusqu’à la reproduction.
4) La punition de l’émigration. L’un des premiers textes juridiques, le code d’Hammourabi, punit sévèrement quiconque tente de fuir pour échapper à son devoir de travailler pour ses maîtres. D’ailleurs, des soldats étaient spécialisés dans la poursuite des fuyards.
En somme, les travailleurs au même titre que le bétail constituaient pour l’Etat et ses membres une source de valeur économique à exploiter par tous les moyens.

6 - Les premiers Etats reposaient sur des bases si aberrantes qu’ils se sont rapidement effondrés.

6 – Les premiers Etats reposaient sur des bases si aberrantes qu’ils se sont rapidement effondrés.

Et contrairement au récit officiel, on est en droit de penser que leur effondrement n’a pas plongé les sujets dans un âge sombre de régression et de malheur, mais a plutôt permis leur émancipation. Car les populations libérées du joug du collecteur d’impôt et de l’armée n’ont pas disparu avec leur bourreau, mais plutôt elles se sont dispersées dans des petites communautés à la fois plus égalitaires et plus stables économiquement.
Mais quelles sont les causes qui ont entrainé les premiers Etats vers leur chute ? Scott en distingue trois :
1) Les épidémies qui ont frappé avec brutalité les Etat du fait de la concentration des individus (humains et animaux) ont du provoqué ou bien une diminution drastique de la main d’oeuvre disponible pour entretenir les élites dans leur luxe, ou bien de graves crises d’émigration que les Etats n’ont pu endiguer.
2) La déforestation et la salinisation excessive des sols, bien documentées pour toutes les sociétés sédentaires agraires dépendantes de l’irrigation, ont progressivement abouti à une diminution des rendements agricoles et à des crises économiques structurelles, qui ont du être accompagnées de révoltes des paysans ne pouvant plus produire l’excédent exigé et s’acquitter de leurs impôts.
3) Les pressions excessives de l’Etat spoliateur ont du provoquer des guerres civiles et des exodes nombreux, face auxquels les premiers Etats peu organisés et peu développés n’avaient pas les moyens de faire face.
Ce sont donc bien plus des raisons structurelles internes, inhérentes peut-être à toute forme d’Etat, qui ont causé la disparition des Etats de l’Antiquité, bien plus que ce que les grandes guerres entre armées rivales que l’histoire-bataille se plaît à nous raconter.

7 – Au Néolithique, il était préférable d’être « barbare » plutôt que «civilisé».

Il serait exagéré de dire que l’Etat s’est détruit tout seul sans aide extérieure. Les peuples habitant la périphérie des premiers Etats, que la soit disant civilisation s’est plu à nommer « barbares », ont rapidement compris, d’une part, qu’il valait mieux rester libre et sauvage que de travailler pour l’Etat, mais aussi, d’autre part, que le territoire de l’Etat voisin représentait un terrain de pillage très précieux !
Scott distingue en réalité trois catégories de population. Les populations travailleuses sujettes de l’Etat, les « civilisés » en somme ; les « barbares » de la périphérie de l’Etat et qui ne cessent d’être en relation avec l’Etat, que ce soit sous la forme de menace militaire ou de partenaire commerciale ; enfin les « sauvages » purs et durs, les peuples de chasseurs cueilleurs vivant bien loin de tout Etat, ignorant parfois leur existence même.
Le sort des barbares est donc étroitement lié au destin des Etats. Parfois même, il est possible que des peuples de barbares ce soit constitués sur la base de sujets de l’Etat ayant fui l’oppression ou la maladie, et se retournant contre un oppresseur dont ils connaissent bien les faiblesses. Des barbares pilleurs viennent alors procéder à des razzias à la période des moissons ; tandis que d’autres plus sages échangent avec l’Etat des produits donc chacun a besoin ; et d’autres enfin se spécialisent dans la captures de fugitifs ou de « sauvages » dont l’Etat fera sa main d’œuvre.
Or, cette dépendance et rivalité conjointes des barbares et de l’Etat va précisément sonner le glas de « l’âge d’or » des barbares. En menaçant sans cesse la stabilité économique de l’Etat, les barbares vont contribuer à hâter leur déclin. Et une fois l’Etat disparu, les barbares eux aussi sont voués à disparaître ou à s’adapter en adoptant de nouveaux modes de subsistance.

***

Pour conclure, la préhistoire de l’Etat racontée par James C. Scott alimente une problématique classique de la philosophie politique, posée à la fois par les théories du contrat social et par les théories marxistes et anarchistes de l’Etat. Toute forme d’Etat est-elle par essence vouée à la violence et à la domination des individus ? L’Etat est-il nécessairement l’instrument de spoliation économique des masses utilisé par les élites dans les sociétés sédentaires hiérarchisées ? Ou bien les origines sombres de l’Etat telle que l’archéologie la plus récente nous les donne voir ne sont-elles qu’un stade primaire que l’Etat moderne peut dépasser ? Est-il possible de concevoir un Etat qui ne soit pas oppresseur et spoliateur, esclavagiste et guerrier, mais un Etat qui se contente d’organiser l’accès de tous aux ressources et aux libertés ? L’origine d’un phénomène n’est pas à confondre avec son fondement et sa justification. Ce n’est pas parce que les premiers Etats ont été violents et oppresseurs que toute forme d’Etat doit nécessairement l’être. Et on ne peut pas dériver immédiatement une doctrine anarchiste à partir de la description des premiers Etats. Néanmoins les faits décrits par Scott sont tout de même éloquents, et nous invitent à nous poser sérieusement la question suivante : ne vivrions-nous pas mieux sans Etat ?

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