Idées

NARCISSE, NEO-NARCISSE ET L’HOMME HOMOSEXUEL

Posté par Greenfyre 21 juillet 2017

Queer modernes et grands mythes ? Et pourquoi pas ? La mythologie n’est jamais muette et force est de constater que la symbolique des figures mythiques résonne toujours avec une force intemporelle : cette série consiste donc à lire, dans l’histoire de certains mythes, celle des hommes LGBT du troisième millénaire et de leurs comportements. De l’Olympe à Hornet, c’est parti pour une interprétation queer et moderne de nos héros antiques. Commençons par Narcisse.

Narcisse est le fils de la nymphe Liriope et du dieu Céphise. Tirésias, le devin aveugle, prophétisa qu’il était promis à une longue vie … tant qu’il « ne se connaît pas lui-même ». Selon Ovide, dans ses Métamorphoses, le garçon était d’une beauté surnaturelle. Hommes et femmes, garçons et filles en tombaient éperdument amoureux.se … et se prenaient systématiquement de bons gros râteaux en lui avouant leur flamme. Car oui, Narcisse était surtout d’une arrogance et d’un orgueil démesuré, rarement vu chez un mortel. Que ce soit la nymphe Echo (qui, maudite, ne pouvait que répéter les derniers mots de ce qui était dit) ou le sensible Ameinias, Narcisse se plaisait à rembarrer avec cruauté et moquerie quiconque le désirait.

C’était peut-être la fois de trop. Fou de douleur et de désespoir, Ameinias invoque Némésis, déesse de la vengeance, et se suicide. Sa prière est entendue quand Narcisse, en chassant, tombe nez-à-nez avec son propre reflet dans l’eau d’un lac et en tombe amoureux. Une passion si dévorante pour ce visage inaccessible qu’il se laisse mourir de tristesse, le corps bientôt changé par les nymphes en fleur blanche et or.

Mais je ne suis pas là pour insister plus sur le mythe originel. Ce qui m’intéresse, c’est sa portée symbolique, et sa résonnance avec la psyché gay d’aujourd’hui.

Ne sachant pas si mon interprétation s’applique aux schémas d’attirance entre deux femmes, je n’ose pas rendre mon article inclusif mais si vous avez la moindre remarque à ce sujet, je suis tout ouïe !

Beaucoup d’artistes ont réinterpréts Narcisse à la lampe torche des smartphones. Dans les selfies-miroir légendés de #Workout #NoPainNoGain ou #VraiMec, se lisent l’obsession pour ce corps musclé, sculpté, masculin … offert ensuite au jugement des milles yeux de la déesse Instagram ou habillant sans relâche les grilles de profil du dieu Grindr, qui répondent à la prière du pauvre mortel en faisant pleuvoir les likes et les messages intéressés, gonflant l’ego à chaque notification.

(Nick Heynsbergh – #euphoricselfie – « Narcissus Project », 2013)

Mais ce qui nous intéresse, c’est ce qui rapproche Narcisse d’une certaine tendance dans la psyché LGBT. L’idée de Neo-Narcisse va plus loin qu’une simple séance de selfie où on en garde un sur soixante-dix pour faire semblant de rayonner de bonheur pendant la seconde où le doigt n’a pas encore swippé sur Tinder. Ca, c’est le Narcisse 2.0, à la fois sujet et objet dans un monde numérique où la séduction devient liquide et préemptive. Ce Narcisse là peut-être hétéro comme LGBT, et a fait l’étude de bien meilleurs spécialistes que moi.

[Ce qui va suivre est une interprétation personnelle et non pas scientifique du mythe adaptée à une situation que je n’applique évidemment pas à tout le monde. Je n’ai ni la légitimité ni la prétention d’appliquer cela à une communauté entière, sinon de m’interroger sur certains comportements actuels.]

Non. Neo-Queer-Narcisse va décidément plus loin, précisément parce qu’il risque de naître en chaque homme LGBT, pour peu que notre confiance en nous soit vacillante.

De fait, la sexualité gay se fait du masculin au masculin. L’objet de désir, celui que j’appelle Autre, est homme. Forcément, je le suis aussi. Et c’est précisément cette idée qui réveille Narcisse, aux tous premiers regards, aux premiers sourires entendus, à chaque nouveaux selfies Hornet : Je désire un corps masculin, ayant moi-même un corps masculin. De fait je cours un grand risque : celui de se comparer.

Là est le cœur de Neo-Narcisse. La comparaison. Elle peut prendre plusieurs formes : admirer, peut-être même être excité par une partie du corps (‘’Waow, ses abdos !’’) qui, en y réfléchissant bien, me complexe (‘’Faut vraiment que je me mette au sport »). Peut-être en dénigrer une autre, se comparant instantanément à elle pour rassurer son ego (‘’Ah ! Ses bras sont moins musclés que les miens’’) En somme, multiplier l’aller-retour entre l’Autre et moi, sans arrêt, se comparant toujours plus, alimentant sans arrêt son manque de confiance. Regarder l’Autre en moi, moi en l’Autre, bloquer sur nos différences automatiquement hiérarchisées, fixes, inférieures ou supérieures. Brouiller les limites du corps pour projeter l’intérieur à l’extérieur, sur l’extérieur.

En suivant inconsciemment cette pente dangereuse, rendue glissante par le manque d’estime, ce n’est pas l’Autre qu’on regarde. C’est nous. Ce qu’on trouve sexy, excitant, bandant, c’est ce qu’on aimerait avoir en nous. Ce qu’on aimerait être. C’est une possession de cet objet de désir, tellement proche qu’il donne voix à nos complexes physiques les plus anciens, mais à la foi si loin, si déshumanisé, si étranger.

Car Il s’efface. « Il » devient « Je ». Pas parce que Neo-Narcisse est seul dans une forêt face à son reflet dans un lac, mais parce qu’il devient incapable de ne pas voir son propre reflet en contemplant l’Autre, ce miroir vivant. A défaut de le tuer lui-même, la force de ses complexes, son obsession de soi devient si forte, si puissante, qu’elle détruit toute altérité. Une foule se transforme alors en terrifiante galerie des glaces, où on se voit dans chaque visage extérieur, dans chaque muscle un peu plus dessiné, seul au milieu des Autres devenus Soi.

L’infortune de Narcisse a donc beaucoup de choses à nous dire et à nous apprendre sur nos propres comportements : la mythologie, millénaire, permet encore de mettre en lumière certains mécanismes des plus intimes. Et, je l’espère, vous évitera de tomber dans le même piège que la fleur éponyme de notre héros qui, bien que face au soleil, continue malgré tout à toujours éclore vers l’intérieur.

L’incroyable personne qui se cache derrière les images qui illustrent cet article ? Le beau et talentueux Nick Heynsbergh, artiste australien multidisciplinaire dont vous pouvez admirer le travail sur sa page ou sur le compte Instagram de son collectif Hemisphere !

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