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Faire de la recherche en sciences humaines : d’écueils en stratégies

Posté par Nathanael 16 novembre 2019

Voilà quelques années maintenant que j’envisage de poursuivre une carrière dans la recherche en sciences humaines. Je me suis posé la question au terme de mon master en musicologie, puis tout au long de mon second master en études de genres – j’ai donc eu le temps de voir venir, de discuter avec d’autres gens avec des aspirations similaires ou plus avancés que moi sur cette voie, d’échanger avec elleux sur le parcours typique, les écueils à éviter, les stratégies à suivre … Et depuis, je suis en doctorat. J’en suis encore au début, mais pourtant je suis déjà en plein dedans.

Mais voilà : pour autant qu’on tend à idéaliser le monde de la recherche scientifique (« ces gens sont parmi les plus éduqués de la planète, ça doit donc être bien organisé, moins sujet aux discriminations, à la précarité, toussa »), se faire une place dans ce monde étonnamment vicieux est loin d’être un long fleuve tranquille. C’était donc plutôt difficile, de base, de se faire à l’idée, de faire face aux doutes et aux peurs soulevés par les histoires glauques et dignes des horreurs type Wall Street qui circulent sur le milieu. Et voilà que, quelques mois après que je sois parvenu à faire la paix avec moi-même, ma mère découvre ce champ de bataille par on-dit, et me pose les mêmes questions.

Pour tout celleux qui sont dans la même situation – votre mère vous tape sur le haricot (c’est comme ça qu’illes disent en Autriche #oupas), vos discussions avec vos collègues vous découragent, vous vous dites que finalement, vendre des marrons sur le marché de noël, c’est pas si mal – je vous dédie cet article.

La recherche : pourquoi c’est galère

  • Financer le doctorat

La crème de la crème, réservé pour une élite intellectuelle surdouée privilégiée ou quelques chanceux inavouablement enviables, c’est d’obtenir une position dans une université, pour laquelle l’unique activité est de compléter son doctorat. Pour le reste, l’énorme majorité d’entre nous, plusieurs possibilités se profilent : a) devenir assistant.e dans un institut, ce qui équivaut à être (mal) payé.e mais surchargé.e de travail qui n’a pas grand-chose à faire avec notre thèse. La plupart du temps, d’ailleurs, ce genre de poste est attaché à un projet financé par une organisation, donc la personne qui obtient ce poste se doit de rechercher sur ce sujet – même si ça ne l’intéresse pas énormément… Ou bien b) étudier normalement, donc sans poste – avec la liberté de rechercher sur un sujet qui nous intéresse, mais avec la contrainte de devoir postuler régulièrement pour des bourses, sans certitude qu’elles nous soient allouées.

  • La phase d’APRES le doctorat

Cette phase-là, durant plusieurs années, est la phase nomade. Il s’agit de postuler auprès de n’importe quelle université qui soit un tant soit peu intéressée par notre spécialité / discipline / recherche accomplie. Dans le monde entier – ou au moins en Europe. On se greffe ainsi, pour un salaire relativement peu intéressant, à des équipes plus ou moins récentes, qui travaillent sur des projets déterminés au préalable, financés pour une durée de trois ans maximum. Après ça, on recommence. 

  • Devenir maître de conférence

Au cours de ces quelques années (ça peut durer entre 10 et 15 ans) de ce train de vie, les chercheurs.ses postulent en même temps à des postes de maître de conférence. Au bout d’un certain temps, lorsque l’expérience accumulée permettra de faire correctement concurrence aux autres candidat.e.s, la porte s’ouvrira enfin sur un poste stable, passablement rémunéré et n’exigeant plus de migration chronique…

Comment y faire face efficacement

Disclaimer: Je ne tente en aucun cas de nier d’autres expériences, et je suis conscient des inégalités qui imprègnent les institutions scientifiques, et de la détresse que celles-ci peuvent engendrer pour quiconque envisage et poursuit un tel parcours. Les discussions autour des répercussions sur la santé mentale des personnes impliquées dans la recherche scientifique n’en sont encore qu’à l’éclosion. Quant à moi, il semble que mon enthousiasme vorace de savoir, de découverte, de curiosité m’ait poussé à développer ou rassembler des stratégies pour faire face à ces difficultés – mon intention ici est de vous en faire part, tout en vous rappelant quelques biais cognitifs qui barbottent joyeusement dans ces raisonnements défaitistes.

Vous objecterez d’ailleurs sans doute, et avec raison, que je suis un homme blanc, et que mes chances d’être contourné par un certain nombre de discriminations sont relativement hautes. Mais ce florilège de stratégies n’est pas le seul fait de mes questions lors de réunions informelles, mais également le fruit de recherche scientifique sur les stratégies permettant aux femmes* et autres populations discriminées de se faire une place dans le monde scientifique et universitaire. 

  • Parler plusieurs langues

Je suis français, c’est ma langue maternelle. Je vis en Autriche depuis plus de cinq ans, et parle allemand couramment depuis que j’ai 15 ans. J’ai écrit mes deux mémoires de master en anglais. Ces compétences linguistiques me procurent un avantage indéniable : je suis à même d’établir des collaborations avec d’autres universités dans le monde ; je peux représenter mon université à l’étranger lors de conférences universitaires ; je peux enseigner dans une langue étrangère (l’anglais étant relativement prisé par les étudiants Erasmus) ; je peux travailler avec des sources et la littérature écrites dans ces trois langues…

  • Interdisciplinarité

J’ai un master en musicologie, un master en études de genres, ai publié dans les deux cas un mémoire sur la danse sportive, et suis actuellement en doctorat en études sur la danse – ou Dance Studies en anglais. Tout ce qui finit par Studies est constitué de disciplines préexistantes (ex : la philosophie, la sociologie, l’histoire) qui s’intéressent à un objet particulier (par exemple : la danse, ou le genre, comme dans Gender Studies). Par conséquent, mon expérience avec les méthodes de recherches issues d’une part de la musicologie, d’autre part des études de genres me permet de contribuer efficacement à ce champ d’études.

  • Tout ce qui commence par « inter », vraiment

Intermédialité (travailler avec plusieurs supports médiatiques différents, comme par exemple des posts sur les réseaux sociaux et avec des vidéos) ; intersectionnalité (considérer la manière dont plusieurs axes de discriminations interagissent entre eux) ; interdisciplinarité – tout ça, c’est à la mode, dans les sciences humaines en ce moment ! Profitez-en, servez-vous en, c’est du bonus.

  • Trouver la balance entre recherche fondamentale et originalité empirique

La recherche fondamentale, c’est le travail de fond dans une discipline. Travailler intensivement avec les textes les plus importants, proposer des alternatives, se les approprier représente un atout non-négligeable, qui doit cependant être balancé par une recherche empirique (sur le terrain) de qualité. Celle-ci doit en outre se démarquer par son originalité. Même si le sujet de manière générale a déjà été travaillé, le travail doit illustrer un nouvel aspect.

  • Se positionner dans son domaine de prédilection

Rassembler la constellation idéale de professeur.e.s permet de se concentrer sur les disciplines qui seront le plus importantes pour notre avenir universitaire – puisque je veux m’établir en Dance Studies, j’ai donc un musicologue, une sociologue spécialisée sur le genre, et ma tutrice principale, spécialisée dans les études sur la danse.

  • Participer à droite à gauche

Publier des articles dans des journaux universitaires ; participer à des Summer Schools (des cours intensifs à destination d’étudiant.e.s en doctorat sur un sujet particulier) ; enseigner à l’université sont autant d’activités valorisées lors du processus d’embauche.

  • Coach / mentor

Si tout le reste est capital pour augmenter ma compétitivité dans un contexte international, ce dernier point est pour moi un des plus importants, en partie pour assurer ma santé mentale. Je suis particulièrement reconnaissant envers les personnes qui répondent à mes questions, écoutent mes incertitudes, et me distillent leurs conseils – dans un sens, ces personnes m’accordent ce qui me manque le plus dans cet environnement : un sens de l’orientation, une familiarité avec les façons de faire de ce monde …

Chaque situation est unique!

Gardons nous, pour finir, de bias cognitifs si chers à notre espèce. Nous qui aimons tant les histoires avons tendance à oublier remarquablement facilement ce qui a permis leur émergence. En ignorant le contexte et en généralisant, nous écartons les éléments qui peuvent différer d’un cas à l’autre. Ces généralisations s’appliquent de manière générale très mal aux situations particulières – chaque université, chaque parcours personnel, chaque candidature est unique, et est, à cause de son contexte, différente…

Il me semble que la réussite dans le monde universitaire n’est pas seulement liée aux connexions, au labeur ou au talent, mais tout autant à la persevérence, à la conviction confirmée par d’autres d’avoir ce qu’il faut pour la recherche scientifique et l’envie sans cesse renouvelée de satisfaire sa curiosité, ainsi qu’une bonne dose de chance (ou de foi, comme on préfère)… On verra bien jusqu’où tout ça me mènera!

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