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Chantons le féminisme [1/3] : Aznavour, Trousse-Chemise, et culture du viol

Posté par Marie 9 septembre 2018

Lorsqu’on parle de sexisme dans la bulle médiatique, on a tendance à pointer du doigt deux coupables majeurs : les films, et les jeux-vidéo. Cependant, il ne s’agit pas des seuls médiateurs de messages sexistes, loin s’en faut ! La chanson française véhicule elle aussi un grand nombre d’éléments sexistes ; décortiquons ensemble aujourd’hui le lien entre Trousse Chemise de Charles Aznavour et la culture du viol.

Culture du viol : Concept sociologique utilisé pour qualifier le lien entre les rapports sexuels non consentis et le tissu culturel d’une société.

 

La culture du viol est omniprésente dans la chanson française. Evidemment, il est facile de critiquer les textes de rap, premier bouc émissaire, car si facile à critiquer ! Je ne nie pas qu’il y a énormément de textes de rap très problématiques ; cependant, j’ai plutôt décidé de m’attaquer à un grand classique de la chanson française : j’ai nommé Trousse Chemise de Charles Aznavour.

Il est toujours plus difficile de remettre en question des textes qui nous plaisent et dont on admire la mélodie ; ainsi, j’ai eu du mal à admettre que Trousse Chemise cultivait cette fameuse culture du viol. Pire encore ! Les paroles coupables faisaient d’un acte condamnable un élément poétique.

Dans le petit bois de Trousse Chemise

Petit point géographique : Trousse-Chemise est une plage située à la pointe de l’Ile de Ré. Il s’agit d’un lieu extrêmement prisé, du fait de son sable fin, de son eau limpide et des beaux pins qui la bordent. Aznavour aurait passé plusieurs jours de vacances sur la côte Ouest et serait tombé amoureux de cette plage, et du petit bois qui l’entoure, au point de lui dédier une chanson (dont, je suis navrée de l’avouer, on aurait bien pu se passer).

Quand la mer est grise et qu’on l’est un peu

Dans le petit bois de Trousse Chemise

On fait des bêtises souviens-toi nous deux

Le cadre est posé, les personnages font donc leur apparition. Deux jeunes adolescent.e.s, légèrement ivres (« être gris » signifie être ivre, par assimilation avec la vision qui se floute – qui se grise, donc – lorsqu’on a trop bu ; si les expressions françaises vous intéressent je vous conseille de jeter un coup d’œil là-dessus), vont se promener à Trousse Chemise et s’apprêtent probablement à vivre leurs premiers émois sexuels. Notez le joli zeugma « La mer est grise et on l’est un peu » ; chapeau Monsieur Aznavour !

On était partis pour Trousse chemise
Guettés par les vieilles derrière leurs volets
On était partis la fleur à l’oreille
Avec deux bouteilles de vrai muscadet.

Mêler premiers émois sexuels et alcool est, en général, une plutôt mauvaise idée. Surtout lorsqu’on sait que près de 70% de la population considère que si une fille violée avait trop bu, c’est en partie de sa faute… Passons.

On s’était baignés à Trousse chemise
La plage déserte était à nous deux
On s’était baignés à la découverte
La mer était verte, tu l’étais un peu

Nos deux protagonistes décident de se baigner nu.e.s dans l’eau azurée de Trousse Chemise, et pourquoi pas ! Enfin eau « verte » plutôt, tout comme la jeune fille (notons ce deuxième joli zeugma coloré) peu expérimentée.

On a dans les bois de Trousse chemise
Déjeuné sur l’herbe, mais voilà soudain
Que là, j’ai voulu d’un élan superbe
Conjuguer le verbe aimer son prochain.

Encore une jolie tournure de M. Aznavour qui a décidemment une belle plume ! Dommage que celle-ci soit mise au profit d’une chanson faisant l’apologie des relations sans consentement, décidemment.

Et j’ai renversé à Trousse chemise
Malgré tes prières à corps défendant

Et j’ai renversé le vin de nos verres
Ta robe légère et tes dix sept ans

Et c’est ainsi que la poésie de cette chanson devint tout à fait glauque. Malgré sa maîtrise parfaite du sous-entendu, Aznavour le dit clairement : la jeune fille demande à son agresseur de ne conjuguer aucun verbe et de la laisser tranquille. Alors, certes, ces prières, elle les fait « à corps défendant » (contre son gré donc). Puisque c’est bien connu qu’une fille qui dit « non », au fond, elle aimerait dire « oui » …

Toujours est-il que, protestations ou non, le jeune homme « renverse le vin » (j’analyse personnellement cette phrase comme une litote désignant une éjaculation mais libre à vous de me contredire si vous la comprenez autrement !). C’est certes joliment dit, mais le contenu n’a rien à envier à certaines paroles de textes de rap…

Quand on est rentrés de Trousse chemise
La mer était grise, tu ne l’étais plus
Quand on est rentré la vie t’a reprise
T’as fait ta valise t’es jamais revenue.

Et comme on la comprend ! Moi aussi je me serais vite tirée de là.

On coupe le bois à Trousse chemise
Il pleut sur la plage des mortes saisons
On coupe le bois, le bois de la cage
Où mon cœur trop sage était en prison.

Ca y est, le cœur trop sage du jeune puceau a enfin pu prendre son envol et c’est devenu un homme, un vrai ! Plus sérieusement, cette chanson est particulièrement dérangeante pour plusieurs raisons. Premièrement, elle cache sous des paroles poétiques assez opaques un contenu très sérieux, et il m’a fallu un certain nombre d’écoutes avant de brutalement me rendre compte du sujet de la chanson ! Ensuite (et c’est un peu lié), ce genre d’histoire s’inscrit directement dans une schématisation des premiers émois sexuels que je trouve extrêmement dérangeante : le garçon est excité, il veut devenir un homme, il éjacule précocement ; la jeune fille résiste, mais elle a un peu bu, et au fond elle aimerait dire « oui » . Je ne dis pas qu’il s’agit d’un scénario qui n’a jamais eu lieu, mais s’il était possible de se tenir éloigné.e.s de ce genre de clichés sexistes et virilistes cela m’arrangerait bien. Enfin, et surtout, le texte de Trousse Chemise fait d’un acte condamnable – un jeune garçon qui agresse sexuellement une jeune fille – un sujet poétique. Et ceci, Mesdames et Messieurs, est la définition même de la culture du viol, dans laquelle la gravité de l’acte est brouillée par un certain nombre de filtres qui le normalisent entièrement. N’en déplaise à M. Aznavour, je ne vais pas faire de sous-entendus : cette chanson ne parle pas d’un amour perdu, elle parle d’un viol. Cette chanson n’est pas romantique, elle parle d’un viol. Cette chanson a beau être un classique, elle parle d’un viol.

Globalement, Trousse Chemise est une belle chanson tant qu’on ne regarde pas ses paroles de trop près; elle fait l’apologie d’une certaine culture du viol qui se cache derrière l’image d’une thématique démodée, poétique, romantique. Comme quoi il n’y a pas que le Rap et les jeux-vidéo qui sont à revoir, mais aussi nos grands classiques !

15 Commentaires

Marushah 4 octobre 2018 at 4 h 44 min

Tout à fait ok avec cette analyse, perso.
Juste sur le vin qui tombe, j’ai plutot pensé au sang de l’hymen rompu, mais bon.

Parce que bon, comme d’hab, lui a le beau role, elle non. Elle est « verte » (dénomination franchement pas agréable) mais heureusement, dans sa grande mansuétude, il l’a « murie ». Elle devrait quasi dire merci.
Lui, est pas « vert », mais « son cœur trop sage etait en prison ». Mais il a su se libérer. bravo ! Quel homme courageux d’avoir oser violer cette enfant (rien ne dit qu’il est ado, lui, d’ailleurs).

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MaryCherryTree 9 octobre 2018 at 14 h 50 min

Bonjour Marushah,

Merci de votre commentaire très éclairant! Je n’avais pas remarqué cette subtilité, c’est très vrai que son âge à lui n’est jamais spécifié… Certain.e.s m’ont demandé s’il ne s’agissait pas d’une chanson autobiographique, qui sait?

Très bonne journée,

Marie.

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muguette 12 décembre 2021 at 17 h 23 min

Lorsque le sang de l’hymen déchiré aura la couleur du Muscadet vous me préviendrez pour procéder à une analyse de votre sens visuel ou de la qualité du vin.
Débile!

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Fiore 14 octobre 2018 at 17 h 41 min

Ce texte a été écrit par Jacques Mareuil et non par Charles Aznavour

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Julie 5 décembre 2018 at 13 h 30 min

J’ai toujours pensé ça aussi. J’aime Aznavour mais cette chanson est dérangeante. Je crois que lorsqu’elle est sortie, personne n’y a vu malice. Il y a plein de chansons de ce genre, « Coeur de loup » par exemple, ou une chanson populaire « Jeanneton prend sa faucille » qui n’est ni plus ni moins que l’histoire d’un viol collectif…..

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Jay 10 janvier 2019 at 13 h 30 min

Cette chanson m’a toujours géné car je la trouvais mal écrite et j’en comprenais difficilement les paroles
« Guetté par les vieilles derrière leurs volets » n’est assurément pas chose importante pour un garçon qui embarque une fille en balade
« T’as fait ta valise, t’es jamais rev’nue » n’est pas non plus conforme à l’histoire de cette fille plus ou moins forcée par surprise. Si elle a fait sa valise c’est qu’elle habitait avec l’homme…
Mais surtout la chute me paraissait complètement erronée « la cage ou mon coeur trop sage était en prison »

Quand plus tard j’ai entendu la même chanson chantée par Barbara, j’ai tout compris. C’est une histoire de fille et là tout s’éclaire.
La poésie qui souvent noye la stricte compréhension d’un texte n’était pas ici l’habillage courtois d’un ignoble viol.
Juste peut être Aznavour aurait-il dû ne pas jouer sur l’ambiguïté et chanter en « femme » cette histoire de jeune fille

En tous cas rien dans le renversage des verres de Muscadet n’est éjaculation précoce ni sang de déflorage. Ces interprétations sont de mauvaise nature. Qui a déjà mangé un jour sur l’herbe sait que les gobelets n’ont aucune stabilité.

jpj

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MaryCherryTree 14 janvier 2019 at 13 h 01 min

Bonjour et merci pour votre commentaire,

Il est évident que nous ne sommes pas d’accord sur le sens de ces paroles. Vous rejetez toute analyse plus « poussée » de ces paroles en vous basant sur quelques exemples de vers mais sans prendre en compte la chanson entière et sa progression: comment expliquez-vous qu’il renverse un verre « Malgré [ses] prières à corps défendant » si ce verre n’était en effet qu’une simple maladresse de sa part due à une simple inégalité du terrain?
En outre, il est fort possible de faire ses valises pour partir d’un endroit (si l’on y réside en vacances par exemple) sans pour autant y habiter à plein temps…
Je serais curieuse de lire votre interprétation du texte entier lu sous un angle purement littéral, car vous affirmez que la poésie noie la stricte compréhension d’un texte, mais il me semble qu’en lisant un texte poétique d’un point de vue littéral et non littéraire, on noie la compréhension véritable de ce dernier.
Les agressions sexuelles, voire le viol, sont omniprésentes dans les productions culturelles actuelles, et il me paraît fort dommage de nier cela en se cachant derrière des fausses subtilités (entre « fille » et « femme » par exemple) qui n’en sont pas.

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Jay 14 janvier 2019 at 13 h 39 min

Pas facile de n’être pas de votre avis ! Le féminisme porte en lui un refus d’ouverture.

Je vous recommande d’écouter la chanson chantée par Barbara (elle est sur youtube)
Et puis de regarder l’oeuvre d’Aznavour entière. Jamais il n’est suspect de ce que vous lui reprochez ici.
Lire le texte entier dit par une jeune fille en change complètement le sens.
On a le sentiment qu’Aznavour a aimé ce texte de fille pour sa pure poésie (et tout le monde a suivi, il n’était donc pas vraiment dans l’erreur) Il l’a chanté sans vergogne en mec lors qu’il eût dû changer de genre pour ce faire. Il a du penser que personne ne s’en apercevrait… (c’est exactement ce qui s’est passé : tout le monde a aimé ce texte de fille chanté par un gars sans chercher plus loin)
Personne n’a relevé le viol car, tout simplement, il n’y a pas de viol mais juste une première fois qui s’est passée comme ça avec un peu d’alcool un peu de plage déserte un peu de lieu mythique et puis comme souvent les premières fois un peu de raté et de pas de suite. C’est ce pas de suite qui fait la poésie empathique de la chanson.

J’ai le bonheur d’écrire des textes et de les publier. Il m’arrive souvent de les écrire du point de vue d’une femme. Ca marche pas mal. J’ai bon feeling du ressenti de l’autre genre. Et surtout je n’ai pas de honte à le faire.

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LIOTTA-VAGO 11 août 2019 at 18 h 05 min

J’écoutais cette chanson et pas pour la première fois, loin s’en faut. Mais pour la première fois j’ai vraiment écouté les paroles car la chanson me plaît. En fait c’est la musique qui est belle. Et là, horreur !!! Alors je me dis que je n’ai pas dû bien comprendre . Alors je cherche et voilà que je vous trouve. Malheureusement j’avais donc bien compris. Ça semble incroyable…

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RATELLE 13 décembre 2019 at 21 h 46 min

Complètement d’accord avec cette analyse, et d’ailleurs le texte parle de lui-même, cherchez pas midi à quatorze heures, si je vous frappe dans les testicules « à corps défendant » ça ne signifie pas que vous souhaitiez secrètement être frappé, ou alors on a conclu un pacte mais ça c’est une autre histoire.
Cependant, cette chanson est intéressante à interpréter aujourd’hui ; en ce qui me concerne je la chante en me la réappropriant, comme s’il s’agissait d’un règlement de comptes longtemps après. Je suis pas sûre qu’il faille arrêter de la chanter ou la rayer des disques. D’une, il faut qu’on assume d’avoir une histoire de la chanson souvent sexiste, et de deux, il y a une vraie poésie dans ce texte comme dans la musique (ce qui, on est d’accord, tend dans la version que chante Aznavour à être bien glauque), et on peut en faire quelque chose, retourner le stigma, se la réapproprier, et dire « voilà ce que dit ce texte vraiment, écoutez », ce qui peut être un vrai moment de chanson, qui mettrait en scène la libération de la parole, sans craindre pour autant d’essayer de faire rentrer la chanson dans un moule, puisque tout est déjà présent.
La mélodie un peu lancinante, qui module, je trouve ça très beau, assez étrange, on peut l’emmener vers quelque chose qui parle de cette sensation atroce d’avoir été abusée, de la confiance rompue, en accusant : « et t’as renversé, à Trousse-Chemise… » .
Il paraît qu’elle était à la base écrite pour être chantée par une femme, dans la version proche de Barbara (on peut d’ailleurs peut-être faire un parallèle entre ce choix et sa biographie d’enfant abusée, même si elle le chante avec quelque chose de presque sautillant). Pas certaine cependant que Mareuil et Aznavour aient pensé à ça en premier lieu, ils sont pas spécialement connus pour leur féminisme.
En tout cas il se passe souvent ça dans les chansons, une tension entre une interprétation hyper légère et un texte super lourd quand on lit entre les lignes : chez Trenet par exemple, c’est blindé de morts et de secrets familiaux…

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Marie 20 décembre 2019 at 18 h 29 min

Merci pour ce commentaire éclairé et constructif ! Je pense également qu’il ne faut pas rayer cette chanson des disques mais qu’il est nécessaire de diffuser au maximum l’explication de ses paroles ouvertement sexistes (trop peu de gens les ont véritablement comprises…) afin de mieux pouvoir déconstruire la culture du viol et faciliter le repérage de celle-ci pour le grand public.
Pour information, si l’envie vous prend de nous en dire plus à propos des paroles de Trenet (un artiste que je connais mal) Berthine est ouverte à toute proposition d’article !
Très bonne journée.

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1011 Art 16 février 2020 at 8 h 41 min

Apologie ou dénonciation ? la femme n’est jamais revenue et son coeur est en prison …
En tant que plasticienne, c’est un sujet que j’ai traité dans une série intitulée « This is not consent »,. Des femmes indignées par l’acquittement d’un violeur en Irlande en 2018, ont accepté de prêter un string, ce petit bout de tissu, symbole de culpabilité supposé, que je dessine épinglé ?
A découvrir la série en cours de réalisation : https://1011-art.blogspot.com/p/thisisnotconsent.html

Cette série a été présentée à des lycéens, quand l’art contemporain ouvre le débat…

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Celine 14 mai 2021 at 13 h 06 min

Merci pour cette analyse. Petite précision : le texte de cette chanson n’est pas d’Aznavour (Aznavour l’a seulement mis en musique). Il en parle dans le 4e volet de cette émission de France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/charles-aznavour
D’après lui, le texte était à l’origine écrit pour être chanté par une femme. Je n’y crois guère…

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MUGUETTE 12 décembre 2021 at 16 h 59 min

TROUSSE CHEMISE
Mais qui êtes-vous donc pour oser dévoyer l’une des chansons que je considère comme des plus belles de langue française ?

Quelle indigence morale !

Certainement l’une de ces vieilles peaux serrant entre leurs cuisses les vestiges laids, secs et nauséabonds de leur fleur juvénile.

Mais comme disait Reggiani:

Il y a bien longtemps qu’on vous a mise en gerbes
Madame, le printemps vous oublie

Et que vous puissiez y demeurer et vous épanouir, c’est mon vœux.

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tes 5 juillet 2022 at 13 h 25 min

vous êtes complètement tarée pour voir ainsi.

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