Idées

Existe-t-il une morale universelle ? : le cas de l’excision

Posté par Beaumont 18 juin 2018

« Existe-t-il une morale universelle ? » La question paraît tellement usée et dépassée qu’elle n’inspire plus qu’un sourire de mépris chez tout.e interlocuteur.rice un peu formé.e aux sciences humaines. Avec un peu de culture classique en poche, on vous citera même Montaigne ou Pascal. Ce dernier ironisait, en une formule incisive, sur l’immense diversité des lois et des coutumes d’un pays à l’autre : « Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des Pyrénées, erreur au‑delà. ». Il en concluait, semble-t-il logiquement, qu’il n’existe pas en matière morale de nature humaine universelle ; que chacun juge selon les coutumes apprises dans son enfance.

On appelle cette position le scepticisme moral ou relativisme moral : il n’existe aucune valeur morale innée ou universelle. Toute morale est le produit d’une culture particulière.

Depuis Pascal, le scepticisme moral a fait un long chemin. Avec la dénonciation de l’ethnocentrisme du savant européen, il s’est infiltré dans la déontologie de la plupart des travaux en sciences humaines. Ainsi l’ethnologue ou l’historien proclame sa prudence épistémologique : « Je ne juge pas l’autre culture, au risque de la juger à partir de mes propres valeurs ». Sage précaution, qui n’est pas en cause.

Mais peut-on à partir de là en déduire si facilement que la thèse du scepticisme moral est vraie ?

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Un.e professeur.e de philosophie a aisément l’occasion de tester la vigueur contemporaine de l’intuition sur laquelle repose cette position.

Demandons à une classe : « Peut-on juger les autres cultures ? ». Réponse quasi unanime et enthousiaste : « Ah non ! Certainement pas ! ». Le caractère automatique et comme mécanique de la réponse suggère qu’elle constitue tout ce qui reste d’un apprentissage de la tolérance envers celles et ceux qui sont différent.e.s. L’attitude est désormais intériorisée, et ne s’exprime plus que sous forme d’intuition, et non plus de réflexion.

Demandons alors à cette intuition de se mettre en question elle-même, en précisant à nos élèves la question initiale : « Peut-on juger une culture qui pratique l’excision sur les jeunes filles ? ». Réponses embarrassées et hésitantes : « Bah y a des limites quand même ! » ose un premier émotif. « On ne peut pas comprendre. C’est sans doute normal pour eux », affirme le plus cohérent. «  je ne sais plus », confesse la plus sage.

Pas facile de se sortir du pétrin. L’enseignement de philosophie consiste d’abord à produire cet embarras. La discussion guidée décèle une contradiction dans nos intuitions. Une même personne a souvent en elle à la fois l’intuition sceptique que « juger les autres, c’est mal ! », et l’intuition moraliste que « l’excision, c’est mal ! ».

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Et si les travaux des sciences humaines, à condition qu’ils soient conscients de leurs biais et qu’ils ne soient pas paralysés par le paradoxal « dogme sceptique », pouvaient nous aider à sortir de cet embarras !

Au cours de recherches dans l’ouest du Kenya, l’anthropologue américaine Christine J. Walley a réalisé des entretiens avec des jeunes filles qui venaient de subir le rite d’initiation religieux au cours duquel l’excision est pratiquée. Elles ont toutes commencé par défendre la coutume dont elles avaient fait les frais. L’une d’entre elles était encore dans une sorte d’extase mystique, et affirmait qu’il fallait l’ « accepter avec son être entier ». A priori, la théorie du scepticisme moral semble à ce stade confirmée par le travail ethnographique. L’élève cohérent qui me disait : « On ne peut pas juger. C’est sans doute normal pour eux », semble avoir eu raison. Mais Walley ne s’arrête pas là. Elle leur demande ensuite si elles pense regretter l’opération dans quelques années. Surprise : elles répondirent toutes en baissant la voix : « Nous le regrettons déjà ! ».

Que penser des résultats d’une telle enquête ? Comme le suggère le philosophe Nicolas Baumard, il faut distinguer nettement entre les pratiques d’une sociétés, et les jugements que les individus portent sur ces pratiques. Certes, les jeunes filles kényanes acceptent la pratique de l’excision. Mais cela ne signifie pas que c’est normal ou acceptable moralement pour elles. Cela signifie plutôt qu’entre subir l’excision, et subir la violence et l’ostracisme des femmes non excisées, elles choisissent la première option.

De ce qu’une pratique est socialement admise ou obligatoire, on ne peut donc pas en déduire qu’elle est moralement acceptable pour celles et ceux qui la pratiquent. Et les Kényanes ne sont pas seules dans ce cas. En tant que membres, disons de la société française, vous vous livrez certainement à certaines pratiques, comme l’entretien d’embauche ou le repas de famille pour la fête des mères. Que penseriez-vous d’un.e anthropologue qui, parce que vous participez à ces étranges événements, en déduirait que vous adhérez pleinement à tout ce qu’ils impliquent ?

De la diversité des pratiques, on ne peut pas déduire la diversité des jugements moraux. Autrement dit, le résultat de cette enquête est qu’il n’y a peut-être pas tant de diversité que ça dans les jugements moraux. Les Kényanes interrogées condamnent comme nous l’excision, parce que nous tous nous comprenons – et elles mieux que nous encore – que celles qui subissent cette pratique voient un certains nombres de leurs intérêts fondamentaux gravement lésés, qu’il s’agisse de la santé ou de la sexualité.

*

En somme, Pascal est peut-être allé un peu vite, lorsqu’il concluait que, s’il existe autant de diversité dans les pratiques, alors cela signifie qu’il n’y aucune norme commune en matière de jugement. Il existe mille raisons de ne pas agir conformément à son jugement moral. Et les sciences humaines devraient peut-être étudier de plus près les jugements des individus, avant de conclure à l’inexistence d’une morale universelle.

Documentation :

– Christine J. Walley (1997), « Searching for “Voices”: Feminism, Anthropology, and the Global Debate over Female Genital Operations », Cultural Anthropology, 12 (3), p.405-438.

– Nicolas Baumard (2010), Comment nous sommes devenus moraux. Une histoire naturelle du bien et du mal, Odile Jacob, p.33-38.

1 Commentaire

roux catherine 20 juin 2018 at 22 h 10 min

j’ai lu cet article avec beaucoup d’intérêt, cela m’a parmi de prendre le temps de réfléchir et d’arrêter l’espace d’un instant de la course folle de la vie.
Cela m’a fait le plus grand bien de me questionner et je trouve que cet article est très pertinent.

Pour ma part j’ai plus de plaisir à lire qu’à débattre , plus de plaisir à me questionner qu’à répondre.
Un grand merci à son auteur qui certainement m’a a aidé à avancer

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