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Le mysticisme : de la philosophie au développement personnel

Posté par Beaumont 26 octobre 2019

Je voudrais vous faire part de mon malaise face à la réaction de beaucoup de gens pourtant quelque peu éduqués lorsque je leur dis que je suis prof de philo. Ils se mettent à me parler de leur amour pour la philosophie, de l’importance de s’interroger sur le sens de sa vie, des livres de « grands philosophes » qui ont bouleversé leur vie. Je m’attends alors à ce qu’ils me parlent de philosophes que j’ai étudiés à l’université comme Platon, Kant ou autre Spinoza. Je ne sais trop comment vous décrire le type de malaise qui m’envahit lorsque je m’entend répliquer alors : L’Alchimiste de Paolo Coelho ou Le pouvoir du moment présent d’Eckhart Tolle ! Comment rester poli mais leur faire comprendre que non seulement on n’étudie pas ces livres là à l’université, mais qu’en plus on les range avec mépris dans la catégorie « développement personnel », ce qui dans l’esprit d’un philosophe de formation est à peu près l’équivalent de « digne d’un autodafé ».

Néanmoins, avec le temps et en après avoir fait le pénible effort de lire quelques chapitres de ces livres tant adulés, je dois dire que mon opinion a un peu évolué. En effet je considère qu’il y a une proximité parfois grande, que les philosophes de formation sous-estiment, entre certains textes classiques du corpus de la philosophie la plus académique, et certains textes dits de « développement personnel ». Pour celles et ceux qui s’emballeraient un peu vite, comprenez-moi bien : je ne m’apprête pas du tout à dire que certains textes de développement personnel auraient une vraie portée philosophique ; mais plutôt : il me semble que de nombreux textes philosophiques partagent avec la littérature de développement personnel la même tendance difficilement supportable au mysticisme. C’est donc à mon sens la philosophie qui est elle-même responsable du fait que l’on puisse la confondre avec la littérature qui parle d’alchimie ou de karma..

1) La philosophie entre science et mysticisme.

Un rapide coup d’œil sur l’histoire de la philosophie permet de mettre à jour une double tentation. Bertrand Russell l’a bien analysé dans son ouvrage Mysticisme et logique : « les plus grands des philosophes ont ressenti le double besoin de la science et du mysticisme ». On trouve facilement cette tendance chez Socrate, qui attendait de ses interlocuteurs une rigueur implacable dans le raisonnement et l’effort de définition des concepts, mais qui par ailleurs pouvait fonder en dernier ressort ses thèses sur la voix de son « daïmon », son génie ou « ange gardien » qui l’aidait à prendre de graves décisions. La tendance mystique trouve de quoi se rassasier largement dans toute l’œuvre de Platon. L’Allégorie de la Caverne décrit le parcours d’un apprenti philosophe vers un type de savoir qui dépasse les sens, et dont l’objet n’est pas corps physique, mais constitue une réalité accessible seulement à une forme d’intuition qui dépasse même les raisonnements construits des mathématiques.

La notion d’intuition désignera largement dans de nombreuses traditions philosophiques ce type d’accès à la connaissance qui échappe aux procédures scientifiques et vérifiables par tous que sont l’expérience et le raisonnement. D’ailleurs, lorsque dans le langage ordinaire nous parlons d’intuition, nous désignons une forme de connaissance que nous avons, et qu’on ne peut pas expliquer à quelqu’un d’autre par un raisonnement répétable ou une expérience sensible. De la même façon, l’intuition philosophique, chez un Bergson par exemple, va désigner cet accès à la vérité qui va au-delà des mots et du physique.

Plus généralement, toute l’histoire de la philosophie peut être appréhendée sous le prisme de cet affrontement entre la tendance mystique et la tendance scientifique. C’est souvent le cas entre deux écoles de pensée : les matérialistes pour qui rien n’existe en dehors des choses physiques (tendance scientifique) et les spiritualistes pour qui il existe un ordre de réalité au-delà du physique (tendance mystique). Mais c’est aussi le cas parfois à l’intérieur de l’œuvre d’un même philosophe, partagé entre les deux tendances (c’est frappant chez Platon ou Descartes). Certains philosophes au contraire sont largement acquis à la cause scientifique (Hume, Russell), tandis que d’autres, qui peuvent pourtant par ailleurs être des scientifiques, développent une philosophie largement mystique (Pascal, Kierkegaard, Heidegger).

Platon désignant le ciel dans L’Ecole d’Athènes de Raphaël (détail)

2) Comment reconnaître un texte à tendance mystique ?

Touts les textes de développement personnel que j’ai fait l’effort de lire s’appuient systématiquement sur le même ensemble de postulats, de pratiques d’écriture et de thèses, thèses que l’on peut retrouver de façon plus explicite dans l’œuvre de certains philosophes à tendance mystique. Je vais tenter de faire une liste de points communs qui peuvent servir à définir l’attitude mystique.

A. Sur la méthode :

1 – La critique de la science. Pour donner un espace à l’écriture mystique et légitimer son accès à la vérité, il faut d’abord montrer que la science n’a pas le monopole de l’accès à la connaissance vraie. Tous les textes de développement personnels s’appuient donc plus ou moins explicitement sur l’idée que la science a des limites, que ses méthodes l’empêchent de saisir un autre ordre de réalité que la réalité physique. Cette critique peut se contenter d’admettre que dans son ordre, la science est légitime et vraie, tout en affirmant qu’il existe aussi un ordre supérieur dont elle ne peut rien dire (le cœur au-delà de la raison pour Pascal ; l’intuition au-delà de l’intelligence pour Bergson). Elle peut aller plus loin en dénonçant le fait que la science est victime d’illusion et que ses méthodes nous égarent quant au véritable sens de la vie (Heidegger).

2 – Le renoncement à l’intellectuel. Cette critique de la science se prolonge souvent par une critique de notre manière beaucoup trop intellectuelle d’appréhender la vie. L’intelligence ou le « mental » nous éloignerait de nos émotions, de notre corps, et il faudrait tout bonnement arrêter de penser pour se sentir enfin vivant, parce que « penser est devenu une maladie » (E. Tolle, Le pouvoir du moment présent). Le raisonnement progressif, qui avant logiquement des principes vers la conclusion, est un artifice de l’esprit humain qui nous éloigne de la vérité immédiate qui doit être accessible dans sa totalité, d’un seul coup, sous la forme d’une intuition voire d’une « illumination » (E. Tolle).

3 – La critique du langage. Puisque la pensée s’articule dans des phrases et des mots, et que les mots sont des catégories trop grossières pour saisir les infinies nuances du réel (Bergson), alors il faut se méfier du langage, ou bien ne pas y accorder d’importance. Ainsi E. Tolle dans Le pouvoir du moment présent invite son lecteur à ne pas se demander ce que le mot « Être » veut dire, mot qu’il emploie pourtant à chaque page du livre en l’affublant d’une auguste majuscule. Le mystique n’est sur ce point pas à une contradiction près : dans un paragraphe ayant pour titre : « L’Être est votre moi le plus profond », qui ressemble donc à une définition de l’Être, E. Tolle enchaîne par l’exhortation suivant : « s’il vous plaît, cessez de vouloir comprendre l’Être ». Bah pourquoi tu nous l’expliques alors ? Pourquoi formules-tu des propositions à son sujet ?

B. Sur la réalité :

1 – La croyance en l’existence d’entités surnaturelles. La critique de la science permet de libérer la place pour affirmer l’existence de réalités qui ne peuvent pas être appréhendées par la science. Il y a là un sophisme qui consiste en un passage en force. De l’idée légitime selon laquelle « il existe des phénomènes que la science actuelle n’explique pas », le mystique passe un peu rapidement à la thèse selon laquelle : « il existe des réalités mystérieuses que la science ne pourra jamais expliquer ».

2 – La fusion de l’individu dans une totalité mystérieuse. La pensée mystique a un problème avec le fait que nous soyons des individus, que notre cerveau soit séparé du cerveau des autres, que notre corps soit distinct des autres corps de la nature. L’autonomie que cela confère semble être vécue comme un fardeau. Aussi le mysticisme propose-t-il à ses adeptes des expériences pour s’en délester et enfin connaître le bonheur de se fondre dans le Tout. Là encore, il y a un passage en force à partir d’un constat légitime. Nul besoin en effet d’aller au-delà de la science pour savoir que tous les êtres sont en intimes relations dans la nature : la science que l’on appelle écologie explore précisément le fonctionnement de ces relations. Mais à partir de ce constat le mystique en déduit que le bonheur ne peut consister qu’à nier sa propre individualité et à vivre le plus possible avec le sentiment de notre appartenance à une réalité supérieure.

3 – La négation du temps. Tout ce qui peut se diviser, être constitué de différentes parties ou se succéder pose un problème au mystique. Le refus de la séparation des individus, le refus de la séparation claire des étapes du raisonnement au profit d’une illumination totale et immédiate, s’accompagne du refus de la succession temporelle des instants. Le temps serait une illusion, seuls l’éternité ou l’instant présent (c’est au choix) sont vraiment réels. Une fois encore, à partir de truismes psychologiques dont la philosophie morale nous rabat les oreilles depuis l’Antiquité, du genre « ne pense pas trop à l’avenir, profite de l’instant présent », les chantres du développement personnel en déduisent des révélations métaphysiques consistant à nier l’existence du problème. Sénèque disait : « ne pense pas trop au souci du lendemain » ; E. Tolle dit : « demain n’existe pas puisque le temps n’existe pas » (Saint Augustin il est vrai l’avait déjà dit à sa manière).

Saint François d’Assise recevant les stigmates, de Francisco Zurbaral (L’illumination des mystiques contemporains s’inspire largement de l’extase chrétienne)

C. Les non-dits :

Outre les thèses clairement affirmées par les textes mystiques, il y a également des postulats ou des pratiques, non explicites, qui animent l’écriture et l’attitude des mystiques, et qui constituent l’aspect le plus dangereux de ces textes, car ce n’est pas un contenu de pensée offert à la discussion.

1 – Le retour de l’obscurantisme religieux. Les mystiques du développement personnel ne parlent plus de religion, mais de spiritualité, ils ne parlent plus de Dieu, mais de l’Être ou de l’Énergie. Mais au final la conception du monde et l’attitude proposée est la même. L’individu doit humilier son petit moi devant une entité supérieure, et il doit refuser les justifications intellectuelles au profit de sentiments confus. Simplement, pour que cela soit accepté par des individus modernes éduqués et acquis aux valeurs du pluralisme et de la non-violence, les mystiques ne disent pas que c’est un péché de discuter les dogmes religieux, mais que cela va nous rendre malades ou nous éloigner de la Vérité et du bonheur. Le résultat est le même : un recul de la connaissance du monde même chez les individus les plus éduqués.

2 – Des promesses démesurées. Les scientifiques ou les philosophes rationalistes se contentent de traiter d’un objet précis, avec des méthodes et des ressources qui sont explicitement délimitées, et qui visent un objectif modeste et très circonscrit. Au contraire, les mystiques promettent tout avec moins de moyens. Il suffit d’un léger ajustement de la personnalité, d’écouter enfin ce qui était déjà là sous nos yeux ou enfoui au plus profond de nous, pour enfin accéder au Vrai, au Bien, au bonheur, etc. Alors que le texte scientifique traite d’un problème précis, le texte du mystique se propose de régler tous les problèmes, car toutes les difficultés de l’existence et même du monde moderne vont comme par magie disparaître une fois que chacun aura eu le courage d’ « écouter la présence de l’être en soi » ou de « s’unir à l’harmonie du monde ».

3 – Un langage confus. Les dernières expressions que j’ai employées m’invitent à soulever un autre aspect implicite des textes à tendance mystique : ils sont délibérément confus et vagues afin que tout le monde puisse y trouver un sens et s’y reconnaître, quelque soit sa religion d’origine ou son bagage théorique. Mais cette confusion dans les mots a aussi pour conséquence que l’on ne puisse déduire aucune procédure technique précise à suivre afin de faire ce que le mystique nous invite à faire. Quand le scientifique nous dit de procéder à telle vérification, il donne les instruments, les méthodes pour lire et interpréter les résultats. Le mystique nous dit seulement d’écouter l’être, sans que l’on sache à quelle condition précise on peut estimer l’avoir entendu.

4 – L’ésotérisme. La confusion du langage va de pair avec une attitude globale quant à la transmission des supposées connaissances du mystique, que l’on appelle l’ésotérisme. Une transmission ésotérique du savoir consiste à tenir l’objet du savoir pour un objet caché, secret, et d’une valeur tellement sacrée que seule une poignée d’initiés peuvent prétendre y accéder dans l’intimité d’une relation à un maître. Certes, en théorie, les adeptes vont s’évertuer à affirmer que tout le monde peut accéder à l’illumination, que tout le monde peut vivre la même expérience qu’eux. Ils sont universalistes et refusent en parole tout élitisme. Le problème, c’est que la confusion des méthodes et des objets dont ils traitent a précisément pour conséquence de ne pas les rendre accessible à tous. La transmission scientifique de l’enseignement a pour principe de tout expliciter. Chaque étape du raisonnement doit pouvoir être vérifiée, mesurée, démontrée. Si ce n’est pas le cas, c’est que l’explication n’est pas claire, c’est qu’il nous manque un élément, c’est qu’il faut recommencer autrement. En ce sens elle est une transmission démocratique du savoir : tout est exposé de façon transparente dans un espace public où chacun peut se mettre d’accord et arriver aux mêmes conclusions. Au contraire, la transmission ésotérique des idées mystiques ou des expériences mystiques n’est pas analysable en une série de procédures visibles et répétables par tous. Si le novice pose trop de questions parce qu’il ne parvient pas à accéder à l’expérience d’illumination proposée, on lui rétorquera qu’il doit arrêter de poser des questions, arrêter de réfléchir, ou qu’il n’y met pas du sien, qu’il doit lâcher prise, etc. soit autant de procédures mystérieuses qui ne s’analysent pas de façon transparente. Et si un réfractaire affirme que les expériences mystiques sont sans contenu pour lui, on lui dira que c’est parce qu’il ne l’a pas vécu, et que s’il avait vécu la même chose il ne pourrait plus dire ça. S’il se montre de bonne volonté et se met dans les dispositions demandées, et que rien ne se passe, le mystique pourra encore se réfugier derrière l’idée selon laquelle ce genre d’expérience ne s’obtient pas sur commande, que ça nous tombe dessus sans qu’on puisse le contrôler, et que si on ne l’a pas encore vécu c’est que nous n’avons pas eu de chance, ou bien c’est que nous ne sommes pas encore prêts.

Conclusion : Les enjeux politiques du mysticisme

Mais imaginez que je dise à mes élèves en philosophie qui ont eu une mauvaise note en dissertation, que je ne peux pas leur expliquer clairement la procédure à suivre pour avoir une meilleure note, qu’il faut plutôt qu’ils arrêtent de chercher la bonne note, qu’ils arrêtent de me poser des questions, mais qu’il faut plutôt qu’ils lâchent prise pour se rendre disponibles afin que l’illumination philosophique leur tombe dessus. Se faisant j’assumerais devant eux l’idée que la plupart des compétences nécessaires relèvent de l’implicite, d’une transmission mystérieuse. En procédant ainsi, je renforcerais les inégalités préexistantes entre ceux qui ont un bagage culturel et comportemental suffisamment proche du mien pour comprendre de façon implicite ce que je fais, et ceux qui, n’ayant pas le même background social, seront condamnés à rester à une distance infranchissable de mes attentes. Or en philosophie, du fait de la double tendance scientifique et mystique, c’est parfois en effet ce qui se produit. Des élèves démunis, n’arrivant pas à comprendre exactement ce qu’il faut faire pour philosopher, se disent que la philo c’est pas pour eux, qu’ils sont trop nuls. Ou bien s’ils sont un peu malins ils se contenteront de penser que le prof est juste trop « perché ». Et par expérience je peux vous garantir que les élèves qui ont ces sentiments face à l’enseignement de la philosophie sont justement ceux qui ont des profs à tendance mystique.

C’est ce que les religions traditionnelles avaient bien compris, et c’est ce que les mystiques contemporains, qu’ils soient des philosophes de métier égarés ou bien des « maîtres » du développement personnel, reproduisent plus ou moins consciemment : plus ils sont mystérieux, et plus ils créent ou renforcent les inégalités d’accès à la connaissance ou à la compréhension du monde. Le philosophe Emmanuel Levinas, pourtant à tendance nettement mystique dans sa manière d’écrire, l’avait pourtant bien dit : « Le mystère des choses est la source de toute violence envers l’humain ». Et il me semble que c’est l’esprit scientifique, favorisant le partage et le progrès de connaissances qui prennent la peine de se justifier, qui constitue le meilleur garant contre la violence.

Sources principales :

– Bertrand Russell, Logique et mysticisme.

– Eckhart Tolle, Le pouvoir du moment présent.

1 Commentaire

Frank O'Meara 29 octobre 2019 at 12 h 32 min

Un exposé limpide des mécanismes de l’obscurantisme et du mysticisme. L’auteur contribue utilement à exposer l’escroquérie des gourous et des vendeurs de vent. Ces derniers incluent les godologiens et prédicateurs de toutes espèces, qui exploitent la crédulité, les craintes et les rêves des croyants. Dans mon blog (blindfaithblindfolly.wordpress.com) j’ai publié déjà plus de 900 posts dénonçant cette exploitation, en invitant ceux que j’appelle des « Believers on the Brink » – qui ont déjà commencé à se poser des questions et à douter de leurs « certitudes » – à aller plus loin et reconnaître que la religion est risible. « Ridenda Religio » est le mantra d’un blog écrit par un ancien prêtre catholique, doublement diplômé par l’Institut Catholique de Paris, et naguère Professeur de Théologie dans une université catholique américaine.

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