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Le féminisme vs. la culture patriarcale des contes de fées

Posté par Nathanael 6 avril 2019

Nous le savons depuis bien longtemps, les contes de fées traditionnels sont un peu trop bizarres pour qu’on les lise innocemment à nos enfants. Je veux bien qu’ils soient métaphoriques, qu’ils proposent une variété de lectures et d’interprétations, mais il n’en reste pas moins que nous lisons ça à des enfants qui n’ont pas les mêmes capacités qu’ont les adultes de prendre de la distance, de relativiser, et d’appréhender l’aspect conceptuel proposé par l’histoire. Sans doute, ce côté creepy imprégnant les contes des frères Grimm, par exemple, était le résultat d’une fonction éducative : si mes enfants ont peur, ils auront plus tendance à m’obéir – une fonction éducative probablement primordiale à l’époque, puisque la première édition des contes de Grimm date de 1812. Mais nous vivons dans une autre période, avec d’autres conditions de vie – et ces contes traditionnels sont assez dérangeants pour intéresser les psychanalystes (Comme B. Bettelheim en 1999).

De plus, il se trouve que ces contes présentent un aspect patriarcal plutôt poussé – un aspect durement critiqué par des artistes féministes, par le moyen de la réécriture. Pour illustrer, j’aimerais vous parler d’une écrivaine autrichienne, Elfriede Jelinek, et de la collaboration de Elena Favilli et Francesca Cavallo.

La réécriture des contes de fées

La réécriture de Jelinek se fait sous forme de pièce de théâtre, plus précisément de dialogue entre deux personnages importants des contes de Grimm. Dans sa version de la Belle au Bois dormant (effectivement, les frères Grimm ont piqué l’idée de Charles Perrault en écrivant Dornröschen), la princesse qui vient de se réveiller se pose une kyrielle de questions existentielles. Elle ne sait pas qui elle doit être, après un siècle de coma, hésite à faire confiance à son jugement et analyse la situation de la manière la plus rationnelle possible.

On en jugera : « I’ve never seen you before. How should I know who you were before? […] You just come here and say, you are a prince. Well, I suppose you must be, since I seem to have woken up this moment, which could only be possible only because of you, as Mrs. F. predicted ages ago ». Sa seule assurance, sa seule source d’information constitue ce dont elle se rappelle avant de s’endormir, la promesse qui lui a été faite. Son questionnement incessant se teinte d’angoisse, peut-être, et d’humour, pour dénoncer le ridicule de la situation – elle se doit d’épouser quelqu’un sur le seul fait qu’elle se soit réveillée après son baiser. A juste titre, donc, elle s’interroge : « Is Prince just your name or are you really one? How stupid. You have to be one, see above; otherwise I’d still be asleep. But who are you really? Which country do you have in mind to rule? » Au detour de ces questions identitaires, elle en vient à découvrir qu’elle ne serait pas là où elle est maintenant sans son baiser, qui l’a ramené à la vie : elle le remercie donc. Jelinek souligne franchement l’absurdité de la situation dans la réplique du prince. Il se présente comme un personnage assez désinvolte, qui répond à la princesse : « I was told I should come to you, kiss you, and see what happens. Then take it from there. Something will come out of it in any case. I like what I see, it was worth it, that much I can say already. » Il ne semble pas vraiment avoir anticipé la situation, ni avoir attendu quelque chose de spécial. Il s’est rendu là pour voir, pour l’expérience, mais voilà qu’au détour de ses propres réflexions, il se découvre un aspect démiurge, qui se justifie rationnellement, il faut bien l’avouer, par la tournure des évènements : « I even raised a dead person. With a kiss. Must be a nice awakening: Huddled up and hidden away for so long, and then the first thing you see: God. Me! I! I! I am the one who raises the dead. […] That was just the point: I was not to know where you are and I found you nonetheless. I was the only one! Therefore I simply MUST be God. He who knows what no one else knows. Most probably I even created you myself. If I am God, I can do that. » Ce débordement d’égo, parfaitement attribuable à un charactère de sexe masculin au sein d’une culture patriarcale, illustre encore une fois l’absurdité de la situation.

Contrairement à la morale simpliste à laquelle nous sommes habitué.e.s (« ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » – notons l’importance de la biopolitique dans ce slogan d’un autre âge), la situation se montre incroyablement compliquée. Au lieu d’une fin, c’est un début, et non pas d’une vie sereine et prospère, mais au contraire d’une vie de doutes et de négociations – en sommes, une vie de couple plus terre-à-terre, comme en témoigne une remarque de la princesse : « I was prophesized eternal love by a prince who would save me […] I’m just saying, just because it has shown itself to me, love, well, you still have to honor that voucher, Mr. Prince, we are in agreement on that, aren’t we? » Voilà qui ressemble bien aux négociations intimes d’un mariage arrangé, entre un prince un peu trop démiurge pour une morale féministe et une princesse un peu trop rationnelle pour une morale patriarcale.

Et si Cendrillon était un mec ?

Elena Favilli et Francesca Cavallo, quant à elles, ont publié sur le compte YouTube RebelGirls deux vidéos, « If Cinderella were a guy », et « If Rapunzel were a guy », sur l’inversion de genre de Cendrillon et Raiponce (on me chuchote dans l’oreillette que c’est bien le nom français, même si je ne l’avais jamais entendu moi-même !). Le format est semblable dans les deux cas : on nous présente sous forme de dessin animé le personnage (initialement féminin) transformé en masculin, avec un nom adapté (Cinderella devient Cinderfella, et Rapunzel devient Bropunzel). Le genre de chaque personnage est inversé : Cinderfella est ainsi harcelé par son beau-père et ses beaux-frères, qui déchirent son costume trois-pièce avant de se rendre au bal. Un grand-père-fée se présente à sa rescousse, et l’aide à se rendre au bal. Il danse avec la princesse et perd son mocassin de verre. Le lendemain, la princesse envoie ses servants courir dans le royaume, et Cinderfella, après avoir essayé le mocassin avec succès, l’épouse – toute l’histoire nous étant racontée par une voix off avec un accent british très relevé, étoffée par de la musique classique, nous accompagnant doucement jusqu’au « and they lived happily ever… ». Le tout est interrompu brusquement par un scratch de vinyl ; l’écran se fait noir, et affiche « We wouldn’t read this to our sons », suivi par « Why read it to our daughers ? »

Le même procédé avec Bropunzel : un beau roux coincé en haut d’une tour, tricotant des écharpes, cuisinant des gâteaux et se peignant la barbe de plusieurs mètres de long s’ennuie et chante d’une belle voix de baryton par la fenêtre. Lorsqu’une princesse, qui promenait son cheval aux alentours, l’entend, elle lui demande de jeter sa barbe par la fenêtre, le sauve, et le ramène vers son royaume magique – « and they lived happily ever… », scratch de DJ, black et « Boys don’t wait around to be saved in fairy tales », suivi par « Why should girls ? »

We wouldn’t read this to our sons. Why read it to our daughters?

Ces vidéos ont été publiées à l’occasion de la publication de deux livres, Goodnight Stories for Rebel Girls et sa suite, et contiennent une explication du projet par les deux créatrices. D’après elles, les histoires « featuring a girl who took her destiny in her hands and made something on her own without the help of a prince, a brother, or a mouse » sont rares. Ce phénomène, « when you never see someone like you making the headlines, » a pour conséquence la baisse de confiance en elles des jeunes filles dès leur entrée à l’école primaire. Pour y répondre, les recueils Goodnight Stories for Rebel Girls contiennent des histoires de femmes ayant existé et ayant accompli des faits héroïques.

Par le dessin animé ou par le théâtre, la réécriture permet aux artistes féministes de critiquer les tropes patriarcaux véhiculés par les contes dont les enfants s’imprègnent et qui leur servent de référence et d’orientation dans une culture qui leur est encore peu familière. Il est en effet profondément nécessaire, d’un point de vue éthique, de questionner l’actualité d’une croyance à l’échelle globale avant de la reproduire sous le prétexte de la tradition.

Bibliographie :

  • Bettelheim, Bruno (1999) : Psychanalyse des contes de fées, Pocket.

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