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La politique dans l’e-sport vs. la politique en vrai.

Posté par Nathanael 16 octobre 2019

Et si on s’inspirait d’autres modèles?

L’égalité – was ist das?!

L’égalité, c’est un concept pas facile. En allemand, illes ont deux mots : Gleichheit, et Gleichwertigkeit. Gleichheit, c’est être pareil.le. Gleichwertigkeit, c’est avoir la même valeur. En anglais, la question équivalente est celle de equality of outcome vs. equality of opportunity. En français, on dit égalité vs. équité.

L’égalité, c’est quand tout le monde est pareil. Par exemple devant la loi. Mais quand il s’agit des chances qui nous sont offertes dans la société, on n’est pas vraiment pareil.les. On n’a pas les mêmes intérêts, les mêmes talents, les mêmes traumatismes, mais surtout on n’est pas concernés de la même manière par les différents méchanismes de discriminations (le genre, l’origine ethnique, la sexualité, la religion, tout ça tout ça).

Voilà. C’est pas trop chouette, finalement, l’égalité.

Ce phénomène-là est plutôt compensé par l’équité, l’equality of opportunity ou la Gleichwertigkeit. Tout le monde a la même valeur, malgré les différences, et donc on devrait pouvoir offrir à chacun.e les opportunités de faire ce qui lui plaît. Cette pensée est à l’origine du concept de la discrimination positive, par exemple des quotas féminins. La constitution autrichienne, par exemple, comprend un paragraphe qui stipule l’égalité factuelle entre les sexes, et qui par extension oblige les universités, à qualifications égales, à employer des femmes plutôt que leurs homologues masculins, et ce tant qu’il y aura moins de 40% de professeures employées dans les universités (un but, il faut bien l’avouer, par ailleurs ridicule. C’est mieux que rien, mais qui a dit que l’égalité, c’était 60/40 ?!) La discrimination positive décrit l’avantage concédé à une partie de la population pour compenser les discriminations sociales systématiques auxquelles cette partie fait face – une question de balance, en quelque sorte, et d’équité.

Le concept de balance dans l’e-sport

Dans le monde de l’e-sport (ou electronic sports), qui organise des compétitions sur certains jeux vidéos particulièrement joués, le concept de balance a une place centrale. Par balance, on entend le fait d’équilibrer les compétences, statistiques ou autres actions disponibles à un des partis par rapport aux autres, afin de compenser des désavantages et d’éviter que ceux-ci ne se développent au fil du temps (et de négligence) en discriminations.

Prenons un exemple concret : Starcraft II. Au cours de compétitions, deux joueur.ses s’affrontent en choisissant une des trois races. Chacune de ces races – des Terriens ex-détenus expatriés dans un autre coin de la galaxie (les Terrans) à une race d’insectes sociaux qui assimilent tout code génétique (les Zerg), en passant par des aliens aux technologies super avancées qui sont tétanisés par un système de castes (les Protoss) – possède son mode de fonctionnement propre. Les stratégies ne sont pas réfléchies par miroir, mais bien intrinsèques aux spécificités de chaque race. Ce qui complique énormément les questions de balances.

A gauche, la reine des Zergs, au centre le hiérarch des Protoss, à droite le héros des Terran. Pas commode, hein?

Ainsi, bien que le jeu soit sorti en 2010 – suivi par deux extensions en 2013 et 2015 – chaque année, un ou deux patches sont publiés afin de remanier des détails. Chacune de ces modifications ont un but spécifique, sont stratégiquement déployées pour compenser un privilège. Le coût ou la durée de recherche d’une amélioration, la portée ou le dommage d’une arme, le nombre de points de vie ou la vélocité d’une unité est réduit ou augmenté de manière à équilibrer les chances des joueur.ses de chaque race lors des compétitions.

Et pour cause : des sommes astronomiques sont versés en fonction du placement des participant.es. Serral, le gagnant du « championnat du monde » en 2018, a donc remporté à cette occasion 280 000$. Il a également gagné 20 000$ le 8 septembre dernier, pour sa première place à la compétition World Championship Series 2019 Automne. Entre les deux, il a participé à 13 compétitions, pour un total de 133 184$. Imaginez le scandale si une des races étaient privilégiés à cause d’un désavantage, alors que l’équipe qui a créé le jeu possède en son pouvoir les moyens de l’équilibrer …

Le champion en performance, le finnois Serral, lors du championnat du monde en 2018.

Le dévouement de l’équipe Blizzard : une éthique inspirante

Il se trouve que cette équipe est consciente de ce pouvoir, qu’elle considère comme une responsabilité éthique. Par conséquent, ses membres passent un temps considérable sur les forums et autres reddit posts sur lesquels sont discutés par les principaux.les intéressé.e.s (les joueurs.es) les inégalités perçues. Je dis bien « perçues, » puisqu’une grande partie des discussions autour des problèmes de balance sont initiés par des personnes qui n’ont pas acquis le niveau technique et stratégique requis par le jeu afin de surmonter leurs difficultés. Cela n’empêche : l’équipe de Blizzard, le créateur de Starcraft II, s’y penche, réfléchis à des solutions, les propose, établit une phase de test, puis recorrige si besoin. On peut ainsi lire sur le site officiel du jeu, à l’occasion du patch proposé en novembre 2018 :

L’introduction du nouveau patch en novembre 2018 par Blizzard.

Illes concluent leurs propositions ainsi:

Le but ici est bien de créer une équité entre les joueurs, une equality of opportunity, une Gleichwertigkeit. Les joueur.ses ne possèdent pas les même capacités (cognitives ou physiques), les même envies et idées du point de vue stratégique, la même vélocité, et c’est bien ce qui rend ce jeu si intéressant : de voir par quelles manières l’un des partis l’emporte sur l’autre, avec quelle virtuosité et quelle créativité. Le style est célébré, alors que les quelques cas de tricheries recensés jusqu’ici sont étouffés par le tabou de la honte de toute la communauté… La qualité de jeu est extrêmement valorisée, mais elle est également possible parce que le jeu est optimisé au cours du temps, grâce au travail constant de l’équipe Blizzard pour réaliser cette équité.  

D’un monde à l’autre – et pourquoi pas?

L’implication, l’engagement, voire même le dévouement de l’équipe envers sa communauté est remarquable. L’opinion de ses membres y joue un rôle central, et le pouvoir que possède l’équipe (par le fait qu’elle seule peut effectuer des modifications sur le code du jeu) est délibérément nié au profit d’un échange continu, d’une grande conscience de la responsabilité qu’ont les membres de l’équipe envers leur communauté. Chaque modification affecte grandement l’interaction et les possibilités stratégiques entre les différentes races, et le processus qui amène à ces changements est minutieux, prudent, et extrêmement réfléchi.

Imaginons deux minutes si le même type de fonctionnement politique était appliqué à l’échelle de la France (ou n’importe quelle échelle vraiment). Si les responsables politiques prêtaient une oreille aussi attentive aux difficultés de celleux qui les entourent, de celleux qu’els représentent ? S’illes prenaient leurs responsabilités autant au sérieux, qu’illes en faisaient une éthique, une question personnelle ? Si les difficultés de chacun.e étaient prises en compte sérieusement, valorisées, dans le but d’améliorer la situation de tous.tes ? Si l’augmentation privée du capital représentait un but inférieur à l’équité, l’equality of opportunity, la Gleichwertigkeit ? Si les textes de loi étaient rédigés en prenant compte de l’intérêt du plus grand nombre ? Si d’autres stratégies, d’autres organismes, d’autres options étaient créées pour favoriser l’équité, avec des discussions préalables, une proposition de changement qui elle-même ferait l’objet de débats, une phase-test avec examen systématique de l’évolution de la situation, puis des ajustements finaux ?

Certes, l’analogie a ses limites : la complexité politique d’un état n’est pas assimilable à celle d’un jeu vidéo, pour autant complexe que ce dernier puisse être ; on ne parle pas de la même ampleur démographique, entre un pays tel que la France (presque 67 millions) et une communauté de joueurs (entre 300 000 et deux millions, selon les chiffres). Mais d’un autre côté, ces questions d’échelle et d’ampleur sont parfaitement adressables, à partir du moment où le but commun partagé par une communauté est défini comme étant l’« optimisation de l’équité ». Il faudra créer des organismes, des intermédiaires, essayer des solutions – mais nous saurons déjà comment faire : écouter les idées qui émergent de la population, proposer des mesures en fonction, en débattre, établir une phase de test, recueillir des données relatives à la stratégie visée, l’adapter et proposer une mesure finale… Pourquoi pas ? Pour remplacer le profit par l’éthique, nous ne manquons pas d’exemples, qu’importe la communauté qui nous les fournit. Il ne s’agit plus que de faire le pas …

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