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D’encre et de chair #1 : Christine de Pizan

Posté par Ju le Zébu 8 février 2019

Cette série d’articles a pour ambition de réunir sous la bannière « d’encre et de chair », des écrivaines et des écrivains qui ont existé et existent par le geste de leur plume, de leur clavier, mais aussi des êtres fictifs qui vivent dans l’ombre des lettres et nous semblent palpables dans nos existences. Le statut de ces protagonistes de la littérature est en fait bien poreux car de ces personnes et personnages nous faisons souvent des uns des héros ou héroïnes mythiques et des autres des êtres que nous croyons connaître aussi bien que notre ami.e le ou la plus proche.
Il s’agira aussi de montrer, une fois n’est pas coutume, que la littérature, si elle a été source de pouvoir un jour, peut encore énormément, même à une époque où le livre est un produit (fragile) comme un autre.
A vrai dire, il s’agit d’une sélection bien subjective, mais que nous faisons tous et toutes en choisissant ceux qui nous inspirent, ceux que nous admirons. Mais peut-être partagerez-vous avec moi dans votre panthéon quelques un.e parmi ceux que je vais vous présentez. Et bien sûr, vous êtes libres d’agrémenter cette liste qui se veut infini
e.

Nous commencerons ce petit voyage d’entre les mots avec Christine de Pizan*.
Le nom vous évoque-t-il quelque chose ? Ses textes ne sont guère étudiés aujourd’hui (hormis en littérature médiévale peut-être) mais ce nom revient régulièrement dans les cours d’Histoire des femmes et pour cause. Christine de Pizan est connue pour être la première femme à avoir vécu de sa plume.

Christine de Pizan est née en 1364 à Venise. Son père Tommaso (di Benvenuto) da Pizzano était un physicien et astrologue reconnu et il fut invité à venir à la Cour du roi Charles V, en France. A l’âge de trois ans, Christine quitte donc l’Italie. Bien qu’elle soit alors très jeune et ne puisse pas se souvenir de son existence italienne, elle grandit dans une double culture franco-italienne et maîtrise les deux langues.
Originalité pour son époque, Tommaso de Pizan souhaite que sa fille soit éduquée comme un garçon mais les usages limitent cette volonté. Comme toutes les demoiselles de la Cour, elle est initiée à la musique et la poésie mais elle maîtrise aussi un peu le latin, ce qui lui permet d’avoir accès à des textes de philosophie, d’histoire et de politique. Brillante, elle compose très jeune ses premiers vers.
Christine est mariée à l’âge de 15 ans à Étienne Castel. Exceptionnel encore peut-être, c’est un mariage couronné d’amour réciproque, heureux, dont l’écrivaine fera l’éloge ( notamment dans Le Livre des cent ballades, où elle pleure son mari disparu).

A l’âge de 25 ans, Christine perd consécutivement père et mari, garants de la survie familiale. Elle a alors trois enfants mais aussi sa mère et une nièce à sa charge. Une veuve a alors le choix entre un nouveau mariage et le couvent. Mais la jeune femme fait le choix de reprendre son nom de jeune fille, de Pizan, et prend en charge sa famille entière. D’abord, en se lançant dans de longues et périlleuses poursuites et procès pour maintenir ses intérêts et son rang. Puis, en poursuivant l’approfondissement de ses études pour devenir femme de Lettres (ce qui à l’époque englobe les savoirs plus généralement). Dans ce deuxième pan de son existence viennent intensément se mêler « encre » et « chair » puisqu’il s’agira de vivre littéralement de sa plume, de satisfaire les besoins premiers par le gain des mots.

Mais plus que gagner sa vie, Christine de Pizan marque son époque, l’écrit, la transforme.
Ses pièces lyriques ont un grand succès. Preuve qu’une femme peut écrire. Elle rédige également des textes philosophiques, politiques et même un essai sur l’art militaire. Elle est estimée dans le monde des hommes de savoirs et de pouvoir. Sa renommée devient internationale.
Les réflexions de Christine l’ont menée à penser que si les femmes sont si peu estimées, c’est (entre autres) parce qu’elles ne sont pas représentées dignement dans les textes littéraires. C’est un genre de littérature qui est plus particulièrement visé par cette critique : le roman courtois dont le plus célèbre exemple est Le roman de la Rose. Le titre vous évoque peut-être quelque chose ? (à ne pas confondre avec Le nom de la Rose, d’Umberto Eco!) Il s’agit d’une œuvre poétique, très longue, qui relate la passion d’un jeune homme pour une rose, qui n’est autre qu’une métaphore de la femme aimée. L’ensemble se déroule dans un jardin labyrinthique où sont rencontrés sur le chemin plusieurs genres de sentiments plus ou moins nobles et de personnages les incarnant. La première partie de l’œuvre fut composée par Guillaume de Lorris entre le 12e et le 13e siècle. Le roman de la Rose fut ensuite prolongé par Jean de Meung. Cette deuxième partie est au centre de la polémique que l’on appellera la « Querelle du roman de la Rose » dans laquelle Christine de Pisan prendra un rôle actif. Elle lui reproche notamment de se moquer de l’état conjugal et des femmes plus généralement, véhiculant leur infidélité, leur faiblesse.

On retrouve Christine de Pisan dans ( * parfois Pisan, d’autre fois Pizan, personne ne sait s’il faut mettre un « -s » ou un « -z », en ignorance de cause, les deux sont corrects !) un autre grand débat : la Querelle des Femmes. Cette dernière s’étire au fil des siècles et n’est certainement pas encore résolue.
Mais plus qu’une querelleuse, Christine de Pisan est une penseuse et avec son texte La Cité des Dames, l’écrivaine montre que les hommes qui ont jusqu’à présent écrit l’histoire ont donné une vision erronée du rôle et des qualités des femmes. A travers l’élaboration d’une ville allégorique comprenant les récits de grandes femmes de l’Histoire, elle cherche à prouver que les femmes peuvent par la noblesse de leur esprit contribuer elles aussi à la société.
En conséquence, elle plaide pour une meilleure éducation des femmes mais les encourage aussi à être vertueuses plutôt que de se laisser séduire pour survivre, car elles gagneront plus dans la respectabilité (n’oublions pas que nous sommes au 15e siècle, il s’agit déjà d’une petite révolution en soi).

Christine de Pisan n’est pas une référence marginale, une voix isolée. Elle compte parmi ses mécènes les plus grands de l’Europe médiévale dont le roi Charles VI et son épouse Isabeau de Bavière. Une autre preuve de son succès est la traduction de ses livres en plusieurs langues, à une époque où copier un livre prend encore des mois, voire des années.

La connaissance que nous avons aujourd’hui de Chrisitine de Pizan se forme à travers les mots, les textes laissés. Ce qui, à mon avis, en fait bien une femme de sang et de papier, d’encre et de chair.


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