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« Tu fais quoi dans la vie ? »

Posté par SandraK 6 juillet 2018

La question est si fréquente qu’elle est devenue un automatisme : dans des situations formelles ou informelles, quand on rencontre de nouvelles personnes, ami.e.s d’ami.e.s, famille éloignée… à peine apprenons-nous leurs prénoms que nous nous empressons de nous enquérir de leur “activité”. Cette question qui semble banale est somme toute extrêmement intrusive.

Invité.e en soirée, vous vous retrouvez à fumer une clope sur le balcon quand un.e inconnu.e qu’on vous a présenté.e il y a trois verres déjà vous rejoint et vous demande du feu. Un peu gêné.e vous tentez d’entamer la conversation. Après avoir récupéré son prénom de façon plus ou moins subtile vous posez la question fatale “et toi tu fais quoi dans la vie ?” L’individu vous répond du tac-au-tac avec une voix posée, presque royale : “alors, en ce moment je suis sur un projet assez pointu qui va révolutionner le monde de l’industrie agronomique et à mes heures perdues j’écris une thèse sur la régénération des fonds marins mais c’est un peu compliqué car j’ai mes cours de flûte traversière et de tennis”
Bon ok j’exagère un peu.

Cette question invite directement à dresser son CV. Que ce soit les études que vous faites ou le métier que vous exercez, on s’attend à ce que vous parliez de votre activité. Celle qui vous permet (ou va vous permettre) de subvenir à vos “besoins”. Parce que c’est quand même le but ultime de toute vie : la gagner.

Souvenez-vous lorsque vous étiez petit.e et que des ami.e.s de vos parents vous demandaient ce que vous vouliez faire plus tard ou quand un.e professeur.e en début d’année vous faisait remplir des fiches de renseignement et qu’il y avait une case pour “métier”. C’est ainsi que dès le plus jeune âge vous viviez déjà dans le futur, ce moment où vous alliez enfin vous accomplir.

En allemand, le métier se dit “Beruf” c’est aussi le même terme qui désigne : la vocation. Il est issu du terme “rufen” qui signifie “appeler”. Il y a là une dimension sacrée du travail qui est finement démontrée dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. On pourrait ainsi transformer la question “tu fais quoi dans la vie ?” par “Par quoi te sens-tu appelé.e ?” Le métier est ainsi directement assimilé à un devoir moral à accomplir : c’est par lui que nous nous réalisons.

Si notre activité est notre essence, il va de soi que pour celles et ceux qui n’ont pas de projet professionnel ou celles et ceux dont le métier est dévalorisé par la société, cette question peut être extrêmement déstabilisante voire violente. On notera d’ailleurs les regards gênés ou les réponses toutes faites quand quelqu’un se contente de répondre que “c’est un peu compliqué en ce moment, je me cherche” ou “je suis caissier.e”. Si l’individu est suffisamment jeune (disons moins de 25 ans), on lui répondra “tu as bien raison, tu as tout ton temps devant toi pour te trouver !”. S’il est plus âgé, on changera de conversation après un regard mêlé de pitié et de désapprobation.

Il existe une multitude de raisons pour lesquelles cette question puisse être brutale et déplacée. La personne à qui vous vous adressez peut être au chômage (ce qui est quand même probable à une époque où le chômage est structurel car indispensable dans une société capitaliste), elle peut souffrir d’un handicap qui ne lui permet pas de “travailler” (rappel : tous les handicaps ne se voient pas !), ou simplement la personne peut ne pas avoir envie d’en discuter car c’est un sujet anxiogène. Vous avez beau vous considérer comme un individu bienveillant, prêt à accueillir toutes les réponses de façon princière, ne pas poser la question reste la façon la plus simple de ne pas blesser votre interlocut.eur.rice.

La pression sociale sur le sujet de l’activité est monnaie courante et il y a une forte culpabilisation de l’oisiveté. Personne ne s’attend à ce que vous répondiez ce que vous faites de vos journées pendant votre temps de loisir, c’est pourtant selon moi ce qui est le plus intéressant quand on ne connaît pas une personne. Pour vous faire part de mon expérience, quand on me pose cette question j’aime beaucoup répondre “je ne fais rien”. Malgré mon jeune âge, j’ai quand même droit au regard de pitié ou alors à une seconde question insistante “non mais tu as un projet ?”. Figurez-vous que oui, j’ai un projet : celui de ne pas perdre le peu de temps que m’offre la vie à répondre à des questions aussi futiles et intrusives.

Alors la prochaine fois que l’on vous pose cette question essayez de la prendre d’un autre angle et répondez fièrement “je regarde la saison 3 de Bojack Horseman et je fais un peu de peinture et toi tu aimes faire quoi ?”

 

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